Interview accordée par Mme Jacqueline Gourault, ministre auprès du ministre d’État, ministre de l'Intérieur, au magazine Civique et parue dans le numéro des mois de décembre 2017 et janvier 2018.
Civique : Vous avez pris vos fonctions auprès du ministre d’État, ministre de l’Intérieur, depuis un peu plus de quatre mois. Quel regard portez-vous sur ce ministère au champ de compétences particulièrement complexe ? Comment définissez-vous votre rôle par rapport à celui du ministre d’État ?
Jacqueline Gourault : J’ai été immédiatement impressionnée par l’ampleur de ce ministère, au cœur de la République, où sont assumées beaucoup de missions très importantes : les missions régaliennes de sécurité bien évidemment, mais aussi l’immigration, les collectivités territoriales, les élections, les cultes…
Quant à mon champ de compétences, je rappelle que le Président de la République et le Premier ministre n’ont pas souhaité limiter mes attributions. Mais j’ai trouvé ma place très naturellement. Nous nous connaissions bien avec le ministre d’État avec qui nous siégions ensemble à la commission des lois du Sénat. La confiance et l’estime mutuelle ont facilité l’intégration. Je suis tout à fait consciente d’être la « numéro deux » du ministère, les choses sont très claires ainsi. Enfin, je suis arrivée avec l’étiquette « collectivités territoriales » compte tenu de mes anciennes fonctions d’élue locale. C’est sur ce périmètre, que je connais bien, que j’interviens et contribue en priorité aux côtés du ministre d’État qui, s’il s’en occupe avec attention, est très fortement mobilisé sur les questions de sécurité dans le contexte actuel. Je travaille beaucoup aussi sur le thème de l’immigration en recevant les associations concernées ou en participant, comme à Berne le 12 novembre, à une réunion des ministres de l’Intérieur de Méditerranée centrale sur ce sujet. J’ai également inauguré récemment une caserne de gendarmerie et un centre de secours dans le Tarn-et-Garonne. Pour résumer, je suis prête à assumer tout dossier en lien avec le ministère, avec les collectivités territoriales comme domaine de prédilection.
Civique : La démarche « communes nouvelles » rencontre un vrai succès puisque 542 communes nouvelles ont déjà été créées, dont 517 en à peine 2 ans. Quel objectif l’État a-t-il fixé pour ce mouvement ? Quelles sont les mesures qui permettraient encore de l’amplifier ? Les incitations financières sont-elles suffisantes ?
JG : Le concept est né en 2010 avec la loi « réforme des collectivités territoriales », parce qu’il y avait en France de très petites communes qui n’avaient plus la capacité d’agir. Une commune en soi, qu’est-ce que c’est ? Sa finalité est de remplir une mission de service public auprès de ses habitants. L’idée était donc de permettre aux communes trop petites de se regrouper. Or en France, il y a un attachement historique aux communes, créées à la Révolution française en remplacement des paroisses de l’Ancien régime. Cet attachement est viscéral, et les gouvernements qui se sont succédé depuis 2010 ont bien pris soin d’encourager le regroupement des communes, mais sur la base du volontariat. Et cela restera le cas. Pour encourager le regroupement de communes, un accompagnement financier a été prévu jusqu’à janvier 2017 et nous le reconduisons jusqu’en 2019, car nous croyons aux communes nouvelles. Cependant, si une incitation financière peut effectivement jouer, on ne peut pas faire une commune nouvelle sans un projet commun et des bassins de vie à fédérer.
Enfin, si vous regardez une carte de la France, vous observez une géographie des communes nouvelles : c’est dans l’ouest de la France que cette dynamique est la plus forte. Ce sont les départements de la Manche, du Maine-et-Loire, des Côtes-d’Armor, etc. Ce n’est pas un hasard : ce sont culturellement les régions de mutualisme, la France des bocages.
Civique : Quelles compétences reste-t-il à un maire délégué ?
JG : Comme pour l’intercommunalité, tout est une question de gouvernance ! Dans certains cas, chacun trouve sa place parce que la gouvernance centrale laisse des espaces de gestion aux maires délégués. Sur sa commune, le maire délégué conserve ses attributions en matière d’état civil. Selon les endroits et parfois avec un budget, il peut gérer non pas les grandes infrastructures, mais l’entretien du village.
Civique : De quelle manière le ministère de l’Intérieur conçoit-il le fait métropolitain ? La fusion d’un département et d’une grande métropole peut-elle être envisagée ailleurs que dans le Rhône ?
JG : Le fait urbain, l’urbanisation des territoires, est un phénomène mondial. La France n’y échappe pas et il faut donc organiser ces périmètres urbanisés : les métropoles sont nécessaires. Elles constituent cependant des réalités différentes selon les lieux. À Lyon, c’est le seul cas aujourd’hui en France où la métropole est une collectivité à statut particulier. Ailleurs, les métropoles sont des « super intercommunalités ». Est-ce que la métropole de Lyon peut apparaître comme un modèle et être exporté ? Le gouvernement estime que, sur les très grandes métropoles, le transfert des compétences des départements aux métropoles aurait du sens. Mais les situations sont très diverses : à Marseille, la métropole recouvre une grande partie du périmètre du département. Dans ce cas, le département pourrait se fondre dans la métropole, mais toutes les métropoles ne présentent pas la même configuration. En tout état de cause, le fait métropolitain restera fondé sur le principe du volontariat.
Civique : Ne pensez-vous pas qu’à terme, la lecture de l’organisation des territoires devienne très complexe pour les citoyens et qu’elle soit réservée à des spécialistes ?
JG : Je crois que c’est déjà le cas. Les cartes que nous avions au mur autrefois nous dévoilaient trois niveaux : la commune, le département, la région. Maintenant, la France a évolué. On ne peut plus appliquer les politiques de la même manière sur l’ensemble des territoires. Cela ne fonctionne plus. Cela était vrai tant qu’il y avait une population qui se répartissait assez également sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui certaines zones se sont dépeuplées. On peut certes le regretter mais c’est une réalité et il faut composer avec cette dernière. Il est nécessaire de trouver un équilibre entre le maintien d’une République Une et indivisible, et l’adaptation de l’action aux différents territoires. C’est ce que le Président de la République appelle le droit à la différenciation, sur lequel nous avons saisi le Conseil d’État.
Civique : Le Président de la République a lancé une concertation avec les collectivités locales. Il s’agit de la conférence nationale des territoires (CNT). La deuxième réunion de cette conférence est prévue le 14 décembre. Quels sont les grands enjeux de cette concertation ?
JG : Cela correspond à deux démarches souhaitées par le Président de la République : premièrement, la nécessité d’avoir une instance de dialogue entre l’État et les collectivités locales ; deuxièmement, le souhait que les territoires se mobilisent eux-mêmes. La conférence nationale des territoires est donc un outil de dialogue avec des moments forts d’expression publique lors de ses deux réunions annuelles, mais aussi – et ce n’est pas assez dit - avec des réunions de travail très régulières. La CNT est une démarche continue appliquée à tous les champs de l’action publique du Gouvernement. J’ai par exemple moi-même installé un groupe de travail sur le transfert aux intercommunalités en 2020 des compétences en matière d’eau et d’assainissement. Il existe également une commission sur les normes, une autre sur les finances locales… Il y a donc un travail intense organisé à côté des réunions présidées par le Premier ministre.
Civique : Vous êtes particulièrement présente sur le terrain, vous participez notamment aux assemblées départementales de maires qui se déroulent cet automne. Quelles sont les principales attentes des maires adressées au ministère de l'Intérieur et à ses agents ?
JG : La France est historiquement un pays de liberté. Les élus locaux veulent gérer leur territoire de manière autonome et disposer de libertés communales. On pourrait dire que ce sont des girondins. Notre action gouvernementale vise à renforcer cette libre administration, en stabilisant les dotations, en renforçant le soutien à l’investissement et la péréquation. Mais en parallèle, les élus ont besoin d’un État qui existe et qui soit fort. Cela peut sembler paradoxal, mais je crois justement que cela ne l’est pas. Il faut une République très vivante, très active. Je dis toujours qu’existe un subtil équilibre en France entre jacobins et girondins. Il y a toujours un petit jacobin qui sommeille chez le girondin, bien sûr avec des nuances selon les régions… À l’État de garantir l’identité et la liberté des territoires, d’alléger les contraintes administratives, à charge pour eux d’exercer pleinement leurs compétences, de se moderniser et d’offrir aux citoyens un service public de qualité.
Civique : Le pacte de confiance État-collectivités territoriales repose sur des engagements réciproques. De la part des collectivités, il s’agit de réduire leurs dépenses de fonctionnement. Comment peuvent-elles y parvenir ? Quelle est la contrepartie pour l’État ?
JG : Cela dépend des situations de départ, très diverses. Certaines collectivités ont déjà fait beaucoup d’efforts en ce sens, en mutualisant des personnels, des marchés publics, en réalisant des économies de fonctionnement. Et il faut non seulement tenir compte de la situation de départ, des efforts déjà consentis, mais aussi des évolutions démographiques. Par exemple, une ville comme Toulouse gagne 8.000 habitants par an, lui demander de réduire ses dépenses n’aurait pas de sens. A l’inverse, il arrive encore parfois qu’au sein de certaines collectivités, des salariés travaillent 32 heures, payées 35…
Lorsque j’étais maire de ma commune de 4500 habitants*, j’ai toujours réalisé des projets à la dimension de ma collectivité et je n’ai par exemple jamais contracté d’emprunt sur plus de 10 ans. Il faut mutualiser les ressources humaines lorsqu’il y a des transferts de charges et de compétences.
S’agissant de la contrepartie de l’État, la mission Richard-Bur **, qui travaille dans le cadre de la conférence nationale des territoires, est en charge de faire des propositions sur ce sujet. Bonus-malus, « primes » à ceux qui ont été vertueux… rien n’est encore tranché.
Civique : L’exercice par les préfets du contrôle de légalité sur les actes des collectivités doit-il être revu dans les années à venir ?
JG : Je suis très favorable à un contrôle de légalité de soutien et de conseil aux collectivités locales. Il ne faut pas que cela soit, comme cela a été vécu par le passé, un contrôle de la virgule mal placée ou un contrôle tatillon des maires. Il doit s’agir d’une compétence en termes de conseil et de technicité que détiennent les préfectures et dont les collectivités ont besoin. Faire une bonne délibération nécessite une technicité et cette importante mission de l’État d’assister les élus doit s’amplifier, se développer, se restructurer. Le plan préfectures nouvelle génération va dans ce sens. À partir du moment où l’État n’apparaît pas comme le censeur, les élus sont très désireux de son appui technique.
Civique : Depuis le 6 novembre, la totalité des démarches liées au certificat d'immatriculation doit être effectuée sur internet. Il s’agit de la dernière étape du plan préfectures nouvelle génération (PPNG). Peut-on envisager d’autres avancées dans la relation de l’administration avec ses usagers ?
JG : Dans l’état actuel des choses, c’est l’accompagnement des usagers dans ces nouveaux modes d’accès au service public qui doit être poursuivi. C’est la raison pour laquelle les points numériques ont été mis en place dans les préfectures. Des agents y sont présents pour accompagner les personnes qui ne sont pas familières du numérique, ont des difficultés ou souffrent d’un handicap, en somme, toutes les personnes ayant besoin d’assistance. C’est fondamental.
Avec PPNG, on entend beaucoup dire que les préfectures ne reçoivent plus que les ressortissants étrangers. Or, le suivi administratif de ceux qui arrivent sur notre territoire est essentiel. Il faut savoir les orienter, voir d’où ils viennent, qui ils sont, quel est leur avenir sur notre territoire. C’est une mission très importante. À cet égard, je pense que les liens doivent se renforcer entre l’OFPRA et les préfectures.
Civique : Qu’est-ce que sera aux yeux du grand public une préfecture demain ?
JG : La préfecture doit rester un lieu d’accueil et d’orientation, un guichet d’entrée dans les démarches. C’est la présence de l’Etat au plus près des citoyens.
Civique : Quels seront les principaux axes de la loi sur l’immigration qui sera présentée au début de l’année prochaine ?
JG : Pour l’instant rien n’est finalisé, mais les orientations répondent à des objectifs d’efficacité et d’humanité dans plusieurs domaines.
Il faut de l’humanité envers les demandeurs d’asile venant de théâtres où ils ont risqué leur vie, pour qu’ils soient accueillis, orientés, que le délai de traitement de leur demande d’asile soit raccourci et qu’ils soient rapidement intégrés le cas échéant. Raccourcir le délai d’instruction de la demande d’asile est une réelle nécessité : plus le délai est long, plus l’éloignement des personnes déboutées est complexe.
L’efficacité doit également concerner les reconduites à la frontière et les relations avec les États de provenance. En étroite concertation avec le ministère des Affaires étrangères, des accords doivent être passés avec les pays d’origine. Ce n’est pas simple. Le ministre d’État a par exemple reçu en juillet le ministre des affaires étrangères albanais Ditmir Bushati afin d’évoquer la recrudescence des demandes d’asile émanant de ressortissants albanais en France. Cet entretien a permis de mettre en place une coopération entre les deux pays afin de lutter contre cette immigration économique qui prive l’Albanie d’une partie de ses jeunes. Mais ce type de coopération n’est pas simple à instaurer avec tous les pays. Elle sera néanmoins poursuivie.
Il faut distinguer les demandeurs d’asile provenant de pays en guerre des « migrants économiques » pour mener une politique d’immigration équilibrée.
Civique : La feuille de route du ministère de l’Intérieur trace des grandes perspectives de moyen terme pour le ministère. N’est-il pas illusoire de réfléchir sur le temps long dans un ministère accaparé par l’urgence du quotidien ?
JG : On ne peut pas gérer le court terme, l’urgence, le quotidien, sans avoir un recul suffisant pour prévoir à plus long terme les évolutions. Le monde change et très vite, nous sommes obligés d’accompagner ces changements. C’est un défi de toujours s’adapter aux évolutions et en même temps de garantir les fondamentaux sur lesquels repose l’État français. Comment rendre la République toujours aussi unitaire et efficace dans ce monde qui évolue ? Tel est l’enjeu de cette feuille de route.
Civique : À l’occasion de la semaine de la mobilité, vous êtes allée rencontrer des agents d’administration centrale qui exercent leur mission sur le site de Lumière et vous avez échangé notamment avec des personnels de la direction des ressources humaines (DRH) et de la direction de l'évaluation de la performance et des affaires financières et immobilières (DEPAFI). Que retirez-vous de ces entretiens directs ?
JG : En allant visiter le site Lumière, j’ai été très impressionnée par le professionnalisme, le haut niveau de technicité, l’accompagnement humain que j’ai trouvé bien présent. Il faut toujours aller sur le terrain, c’est une devise. Je me suis dit que le ministère de l’Intérieur était vraiment une belle maison. Et puis j’ai constaté une très grande diversité de profils. Le ministère de l’Intérieur, vous pouvez le voir comme une maison monolithique, mais c’est une erreur : il est riche de cultures professionnelles très variées. Cela m’a beaucoup frappée. On ressent chez les femmes et les hommes qui y travaillent un grand professionnalisme, le sens de l’État et le sentiment d’appartenance à une maison.
Civique : Quel message souhaitez-vous adresser à l’ensemble des agents du ministère ?
JG : Je voudrais les remercier tout simplement d’être garants de l’institution républicaine. Et leur dire que l’administration d’un ministère doit être très liée au ministre. Les agents doivent être un appui pour nous et les ministres doivent en retour être à leur écoute. Je partage totalement l’idée du Président de la République de réduire le nombre de membres de cabinet avec des spécialistes de tout qui doublonnaient finalement beaucoup les directions. Il faut qu’il y ait un pont permanent entre les fonctionnaires d’un ministère et l’équipe ministérielle. Nous sommes tous dans le même bateau. Il faut une confiance et un dialogue permanents entre les deux. J’ai été très heureuse de me rendre à Lumière et j’ai l’intention d’aller visiter les autres directions. Cela permet de rencontrer les agents, de voir comment ils travaillent et de mesurer la qualité de leur engagement au service de l’État.
*NDLR : la Chaussée-Saint-Victor (Loir et Cher)
**la mission préparatoire au pacte financier Etat-collectivités a été confiée par le Premier ministre à la commission présidée par l'ancien ministre Alain Richard, actuellement sénateur du Val-d'Oise, et à Dominique Bur, préfet de région honoraire et ancien DGCL.