Discours de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, à l’occasion de la cérémonie d’inauguration du square Jonathan Sandler à Versailles, le 10 juin 2015.
- Seul le prononcé fait foi -
Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Député-Maire,
Monsieur l’Ambassadeur d’Israël,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Président du Consistoire israélite central,
Monsieur le Grand Rabbin de France,
Chers Myriam et Samuel SANDLER,
Chère Eva et chère Pauline,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de commencer par vous dire combien je suis ému d’être avec vous aujourd’hui pour rendre hommage à Jonathan SANDLER, ainsi qu’à ses deux enfants, Arieh et Gabriel. Tous trois sont tombés, victimes de la haine barbare, le 19 mars 2012, un jour qui restera désormais dans notre mémoire collective comme un jour de deuil.
Chacun, ici, a rappelé l’horreur du martyre enduré par Jonathan SANDLER et sa famille. Les crimes perpétrés de sang-froid par l’auteur d’une telle barbarie, leur caractère d’inhumanité profonde, ont frappé chaque Français de stupeur et d’indignation.
Notre colère fut alors immense. Trois ans après, elle n’est toujours pas retombée. En effet, comment pourrions-nous supporter qu’en ce début de XXIe siècle, des juifs meurent à nouveau au cœur de l’Europe, tombant sous les balles de tueurs fanatiques ? Alors que nous avons commémoré voici peu l’anniversaire de la libération d’Auschwitz, l’idée que l’on puisse à nouveau, en Europe, prendre des juifs pour cibles, comme nous l’avons vu à Toulouse, à Bruxelles, à Paris et à Copenhague, cette idée-là, cette abomination, nous fait l’effet d’un cauchemar. Quand l’Europe libérée découvrit avec effroi la réalité des camps de la mort, nos pères s’élevèrent de toute la force de leur indignation pour que plus jamais un tel crime contre l’homme, contre notre humanité, ne puisse être commis.
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Le 19 mars 2012, dans l’école Ozar Hatorah où il enseignait, à Toulouse, Jonathan SANDLER est mort parce qu’il était juif et alors qu’il tentait de protéger ses deux fils, Gabriel et Arieh, de la folie meurtrière d’un terroriste. Une autre enfant, Myriam MONSONEGO, fille du directeur de l’école, était elle aussi assassinée à leurs côtés, et elle aussi parce qu’elle était juive.
Quelques jours auparavant, trois militaires courageux issus de nos régiments parachutistes avaient été eux aussi froidement abattus, à Montauban : Imad IBN ZIATEN, Abel CHENNOUF et Mohamed LEGOUAD.
Tous sont désormais unis à jamais dans nos mémoires.
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Depuis, après Toulouse et Montauban, il y eut l’an passé au Musée Juif de Bruxelles les quatre victimes tombées sous les balles d’un djihadiste de retour de Syrie.
Il y eut bien sûr, comme chacun sait, à Paris et à Montrouge, la rédaction de « Charlie Hebdo » sauvagement décimée, deux policiers et une policière municipale froidement abattus, les clients du magasin « Hyper-cascher » de la porte de Vincennes assassinés eux aussi au simple motif qu’ils étaient juifs.
Trois ans après les crimes commis de Toulouse et de Montauban, nous savons donc que nous sommes soumis à une menace terroriste d’une nature, et sans doute aussi d’une portée, radicalement nouvelles. Nous mettons tout en œuvre pour la combattre car aucun ennemi ne doit nous contraindre à vivre dans la peur. Nul ennemi ne pourra empêcher les Français de vivre ensemble, dans la fraternité. Nul ennemi ne pourra les empêcher de vivre libres.
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Jonathan SANDLER était un homme d’étude et un homme de transmission. Comme rabbin et comme enseignant, il avait le souci d’aider autrui à être toujours meilleur, à avancer vers toujours « plus de lumière », pour reprendre le titre du recueil de ses articles de théologie publié après sa mort. Lumière de la connaissance et lumière de la foi : Jonathan SANDLER unissait les deux dans un engagement d’une intensité telle qu’il se devait de le partager avec autrui. Aujourd’hui, ceux qui furent ses amis, ses collègues et ses élèves se souviennent d’un homme brillant, profondément humble et généreux, qui avait toujours le sourire aux lèvres – un homme de paix. Oui, Jonathan SANDLER était un homme de paix.
Dans le Hesped – l’éloge funèbre – que vous avez prononcé le 26 mars 2012, sur le mont du Repos à Jérusalem, lors des Shiva, les sept jours de deuil en hommage à votre fils et à vos deux petits-fils, vous avez, cher Samuel SANDLER, rappelé les souffrances que votre famille avait endurées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Vous avez évoqué, avec pudeur, votre jeune cousin, Jeannot, déporté à Auschwitz à l’âge de 8 ans. Vous avez évoqué votre grand-mère, vos tantes, vos oncles et vos autres cousins disparus dans la nuit des camps.
Ils appartenaient à la « génération d’avant », pour reprendre vos propres mots. Jonathan, Gabriel et Arieh, eux, étaient de la « génération d’après », celle du recommencement, celle aussi qui jamais plus ne devait connaître de telles souffrances.
Nous savons désormais, d’un savoir qui nous dévaste, que tel n’est pas le cas. Malgré les leçons de l’histoire, les sursauts d’antisémitisme nous rappellent que la vieille haine des juifs n’a malheureusement pas disparu et qu’au moindre prétexte fallacieux, elle est prête à resurgir sous des formes nouvelles.
Après la guerre, votre famille, cher Samuel, s’était reconstituée. L’espoir renaissait. Plus tard, à leur tour, Jonathan, Gabriel, Arieh incarnèrent cet espoir, ils incarnèrent la vie, la vie qui triomphe envers et contre tout. Aujourd’hui, l’espoir porte un autre nom, celui de la petite Pauline, la petite sœur de Gabriel et Arieh. Pauline, le prénom de sa grand-mère maternelle, elle aussi déportée.
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Jonathan était un Français juif, fier de sa double appartenance : son pays et sa foi. Il aimait en effet à se présenter comme un « ashkénaze français ».
Né à Bordeaux, il avait fait une partie de ses études à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, où, une fois devenu rabbin et enseignant, il était revenu pour rendre ce qu’on lui avait tant donné, transmettre ce qu’on lui avait appris.
Après avoir étudié pendant trois ans dans une yeshiva à Jérusalem, Jonathan était revenu en France. S’il avait par la suite vécu à nouveau en Israël, après son mariage avec Eva, il n’avait finalement pu rester loin de sa terre natale, loin de sa famille. La France était son pays.
Comme tant d’autres de nos concitoyens juifs, Jonathan SANDLER était « un arbre de Judée planté dans la forêt française ». C’est ainsi qu’Albert COHEN aimait à se définir. Tel fut Jonathan, lui qui ne cessera de vivre dans nos cœurs et dans nos mémoires.
A son épouse, à ses parents, à sa petite Pauline, à tous ses amis et ses proches, je veux dire, au nom de la Nation, toute ma compassion et toute ma sollicitude. Nous savons que rien ne pourra diminuer leur chagrin, mais nous serons toujours à leurs côtés et nous leur devons de tout mettre en œuvre pour prévenir la répétition d’un tel drame.
Je veux donc vous dire que la République défendra de toutes ses forces nos compatriotes juifs, parce que, sans eux, elle ne serait tout simplement plus la République. Jamais je ne cesserai de veiller à ce qu’aucune discrimination ni stigmatisation, aucune violence ni haine ne vienne ébrécher de quelque façon que ce soit la République.
Car, à travers de tels actes, ce n’est pas seulement la communauté juive que l’on attaque, mais bien la France toute entière, ainsi que les valeurs de la République. Cette haine, le Gouvernement la combat avec détermination et persévérance. Aucun acte antisémite, pas plus les petites phrases mortifères que les grands gestes assassins, ne doit demeurer impuni. Quiconque se rendra coupable d’actes antisémites ou racistes sera inlassablement recherché, arrêté et traduit en justice.
Je ne vais pas énumérer aujourd’hui devant vous les mesures qu’a prises le Gouvernement pour protéger nos concitoyens juifs – ce n’est ni le lieu, ni le moment. Mais sachez bien qu’elles font l’objet d’un effort continu de notre part pour rendre ce dispositif toujours plus efficace, toujours plus protecteur. J’en veux bien sûr pour preuve les 1400 lieux de culte juifs, écoles confessionnelles et centres communautaires qui sont aujourd’hui protégés par les forces de l’ordre et par l’armée.
J’en veux aussi pour preuve le travail concerté que nous menons avec les opérateurs pour lutter contre la propagation sur Internet de la haine, du racisme et de l’antisémitisme. Car c’est main dans la main que nous défendrons les valeurs que la France partage avec tous les humanistes, ces mêmes valeurs qui sont chères au judaïsme et à la communauté juive : le respect des libertés fondamentales, le respect de la personne humaine, le respect de la liberté d’expression et de la liberté de conscience.
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C’est la République, et elle seule, qui protègera ses citoyens de confession juive, comme elle protège chacun de ses enfants.
Depuis le 11 janvier, notre pays a manifesté sa capacité à se rassembler pour défendre les valeurs de la République et clamer sa solidarité à l’égard des victimes, de toutes les victimes. Comme l’a dit le Président de la République : « Tous n’étaient pas là ce jour-là, mais on a marché pour tous. »
Si prompts à se quereller, les Français se sont alors rappelés qu’ils étaient un peuple uni et libre. Ils ont montré au monde leur résolution à défendre leur liberté et à combattre les haines qui les menaçaient. C’est cet esprit du 11 janvier qui doit continuer à nous inspirer et à guider notre action.
Il y a 72 ans, dans la nuit de l’Occupation, François MAURIAC écrivait dans la clandestinité des mots qui prennent à nouveau aujourd’hui tout leur sens : « Le mépris de l’homme, écrivait-il, est nécessaire à qui veut abuser de l’homme (…). N’entrons pas dans leur jeu : que notre misère ne nous aveugle jamais sur notre grandeur. Quoique nous observions de honteux autour de nous …, ne nous décourageons pas de faire crédit à l’homme. Il en va de notre raison de vivre. »
Dans cet esprit de résistance, dans l’indignation et même dans le chagrin que nous inflige le souvenir des crimes de Toulouse et de Montauban, autant que ceux de Paris et de la porte de Vincennes, nous devons trouver le ressort d’une ambition et d’un espoir collectifs. Celui de faire vivre à nouveau la République, où chacun peut trouver sa place, dans le respect d’autrui et de sa liberté. Celui de faire vivre la fraternité.
Puisse ce lieu de paix et d’humilité, ce lieu de joie et de partage, rappeler à tous ceux qui s’y arrêteront un instant, dans le silence de la lecture ou parmi les rires des enfants, qui fut Jonathan SANDLER, comment il vécut et comment il mourut. Pour que jamais nous ne puissions oublier.