Discours de M. Bernard Cazeneuve, Ministre de l’Intérieur, à l'occasion de l'inauguration de l’exposition « Les armes de l’esprit – Germaine Tillion 1939-1945 » au Musée de la Résistance et de la Déportation, le 05 juin 2015.
- Seul le prononcé fait foi -
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus,
Madame la Conservatrice du Musée de la Résistance et de la Déportation,
Madame la Présidente du Comité international de Ravensbrück,
Madame SABEAU JOUANNET, nièce de Germaine TILLION,
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Un jour d’octobre 1944, Germaine TILLION, alors qu’elle était déportée depuis un an au camp de concentration de Ravensbrück, décide de se cacher pour rédiger un texte dont on a peine à croire qu’il fût écrit au cœur de la machine de mort nazie.
Le titre de cette œuvre clandestine est Le Verfügbar aux enfers. On peut traduire le mot allemand Verfügbar par l’adjectif « disponible » en français. Dans le monde du camp, Verfügbar désigne le prisonnier sans affectation précise, et qui est par là même « disponible » pour remplir des tâches occasionnelles. Mais, étant parvenu à échapper à tous les commandos de travail ou presque, il s’expose encore davantage aux rafles qui promettent aux déportés une mort certaine.
Entre 1944 et 1945, au cœur même de l’enfer, Germaine TILLION trouve ainsi la ressource de rédiger le livret d’une opérette qui décrit avec humour et précision la vie des détenues dans le camp, faisant alterner dialogues et chansons inspirées de refrains populaires et du répertoire à la mode dans l’entre-deux-guerres. Pour tenir l'horreur à distance, KOURI – tel était le nom de combattante que Germaine TILLION s’était choisi, en hommage à l’une de ses nièces ayant grandi au Vietnam – KOURI, donc, encourage ses camarades déportées à imaginer avec elle des chansons se moquant de leurs bourreaux.
Je crois que cette simple anecdote en dit beaucoup plus sur Germaine TILLION et sur la force de caractère qui l’animait, que bien des biographies. La volonté de résister jusqu’au bout, le refus de s’abandonner au désespoir, l’humour comme forme du courage, l’attention au monde, le sens de la camaraderie, l’amour de la culture, bref la vie qui finit par triompher de tout ce qui pourtant la menace : voilà ce qu’il y a derrière chaque mot du Verfügbar aux enfers.
Telle fut Germaine TILLION, cette grande dame à qui la Patrie a dit sa reconnaissance, le 27 mai dernier, par la voix du Président de la République.
Au côté de son amie chère, Geneviève de GAULLE-ANTHONIOZ, avec qui elle survécut à Ravensbrück, au côté aussi de Pierre BROSSOLETTE et de Jean ZAY, tous deux martyrs de la Résistance et de la République, KOURI repose désormais au Panthéon, non loin de MAX – Jean MOULIN –, « pauvre roi supplicié des ombres », comme écrivait MALRAUX.
*
Aujourd’hui, en ce 5 juin 2015, nous voici rassemblés pour rendre hommage à une femme qui toute sa vie s’est battue pour la cause de la liberté et celle de la fraternité. Une femme qui a pris tous les risques pour donner aux hommes la dignité que certains leur déniaient.
Que représente pour nous Germaine TILLION ? Quelles leçons nous adresse-t-elle, par-delà la frontière ténue qui sépare la vie de la mort ?
Germaine TILLION fut d’abord une pensée en acte, un engagement constamment médité dans le siècle. C’est sans doute le fil directeur de son existence, elle qui fut d’abord une jeune ethnologue passionnée par l’Algérie alors sous la férule coloniale, avant de devenir la grande résistante que l’on connaît et l’intellectuelle lucide que l’on ne cesse de redécouvrir.
Germaine TILLION le disait elle-même, comme le rapporte Tzvetan TODOROV, l’un de ses biographes : les traces de son activité « forment un tout, reliées par le même fil rouge de fidélité à une certaine idée de l’humanité, qui ne [l’] a jamais quittée », des Aurès à Ravensbrück, du réseau du Musée de l’Homme à l’Algérie de la guerre d’indépendance.
*
Refusant d’emblée l’humiliation de l’armistice, Germaine TILLION fut ainsi l’une des premières résistantes à l’occupation allemande dès l’automne 1940.
Avec Boris VILDÉ, Paul HAUET, Yvonne ODDON, Anatole LEWITSKY et quelques autres encore, Germaine TILLION fut l’une des animatrices du réseau du Musée de l’Homme, rassemblant d’autres intellectuels qui, comme elle, ne pouvaient concevoir de demeurer passifs face à l’occupation et face au nazisme. Au nazisme que Germaine TILLION avait d’ailleurs eu l’occasion de voir de près, en 1932-1933, alors qu’elle séjournait en Prusse-Orientale. Le réseau aide clandestinement des prisonniers de guerre, notamment africains, diffuse un journal appelant à la Résistance, fait de la propagande contre l’occupant. Les armes des premiers résistants de l’intérieur furent bien souvent l’esprit, l’encre et le papier, les mots et la ronéo. La complicité du quotidien aussi, l’entraide, la chambre où l’on cache secrètement un camarade traqué ou un prisonnier évadé. À la fin de l’année 1940, Germaine TILLION donne les papiers de sa famille à une famille juive, qui sera ainsi protégée jusqu'à la fin de la guerre. En ces temps de détresse, où la mort pouvait frapper à tout instant, l’héroïsme résidait souvent dans les gestes les plus simples, qui étaient aussi les plus nobles.
*
A la fin de l’année 1941, le réseau du Musée de l’Homme est démantelé. En quelques mois, la plupart des camarades de Germaine TILLION sont arrêtés les uns après les autres. En janvier 1942, le procès contre Boris VILDÉ, Anatole LEWITSKY, Yvonne ODDON et leurs compagnons d’infortune, accusés d’espionnage, se conclut par sept exécutions. Dès lors, Germaine TILLION devient responsable de ce qui reste du réseau.
En août 1942, c’est à son tour d’être arrêtée. Après un passage rue des Saussaies, dans les murs de l’actuel ministère de l’Intérieur, elle est incarcérée à la prison de la Santé, où elle n’endure pas moins de sept interrogatoires. Elle est finalement transférée à Fresnes, d’où elle apprend, en janvier 1943, que sa mère, également résistante, a elle aussi été arrêtée.
Le 21 octobre 1943, elle est déportée sans jugement au camp de Ravensbrück, spécialement réservé aux femmes, au nord de Berlin. Sa mère, déportée en février 1944, y sera gazée en mars 1945.
Placée dans la catégorie des Verfügbar, Germaine TILLION trouve en elle la force d’analyser le monde dans lequel elle est plongée à son corps défendant. En mars 1944, elle donne même, de façon clandestine, une conférence pour quelques-unes de ses camarades déportées. Comme le note si justement Tzvetan TODOROV, le travail sur le terrain ethnologique a formé son esprit : les connaissances qu’elle a acquises au cours de ses études, puis lors de ses missions dans les Aurès, entre 1935 et 1940, l’aident désormais à survivre. Elle découvre la puissance de la pensée abstraite, peut-être seule capable de tenir l’horreur à distance pour mieux la surmonter. En transformant le vécu en objet d’observation, elle introduit un écart entre elle et son expérience, entre elle et la souffrance qui l’entoure et qu’elle endure pourtant dans sa chair.
Dès sa libération, à la fin de la guerre, Germaine TILLION se lance dans le premier travail de recherche et de description consacré au camp de Ravensbrück, mettant ainsi à profit sa douloureuse expérience pour essayer de comprendre comment le cœur de la civilisation européenne, qui prétend alors dominer et éduquer le monde, a pu ainsi basculer dans l’horreur à l’état pur.
De ses observations et méditations, elle tire, en 1946, Ravensbrück, l’un des premiers grands livres sur l’expérience concentrationnaire. Dédié à sa chère mère, disparue dans une chambre à gaz, Ravensbrück, dont Germaine TILLION publiera en quarante ans trois versions différentes, au gré de l’avancée de ses recherches et de ses réflexions, reste comme le grand œuvre de sa vie, celui où son humanisme pudique se mêle avec le plus d’émotion contenue à la rigueur de la pensée. Une partie des archives qui ont servi à la rédaction du livre est aujourd'hui conservée ici même, au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon.
*
Ethnologue et historienne engagée, après la guerre Germaine TILLION devient militante. La Résistance et la déportation l’ont transformée en profondeur. Comment, en effet, demeurer indemne après tant de souffrances ?
A la solitude et à la mélancolie qui saisissent alors bien des anciens Résistants, au silence dans lequel se réfugient nombre de rescapés des camps, Germaine TILLION échappe, en empruntant la voie du militantisme contre le goulag et la terreur soviétique, puis pour la décolonisation et l’indépendance de l’Algérie.
Contre la torture, les exécutions et les attentats.
Pour la vie, une fois de plus, la vie, envers et contre tout.
*
En 1937, dans L’Espoir, roman des espérances déçues et des horreurs à venir, MALRAUX écrivait que les hommes du siècle devaient avoir pour ambition de « transformer en conscience l’expérience la plus large possible ». A sa façon, Germaine TILLION illustre bien cette maxime : en des temps de détresse, sans doute son engagement radical, au bord de la mort, lui a-t-il permis d’acquérir très tôt la sagesse de celles et ceux qui savent combien la vie est précieuse et fragile à la fois.
*
Aujourd’hui, le musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon rend hommage à la grande Résistante et à l’intellectuelle lumineuse que fut Germaine TILLION, en lui consacrant une belle exposition, intitulée avec justesse « Les armes de l’esprit ».
Un tel hommage ne peut bien sûr manquer d’avoir une dimension collective. A travers elle, il honore également tous ses camarades de combat, ceux qui sont morts dans les camps ou qui sont tombés au front comme ceux qui, comme elle, en sont revenus.
Dans la terrible guerre qui ensanglanta le continent européen pendant cinq longues années, la France a pris sa part de combats et de souffrances. Si elle a pu finalement se tenir aux côtés des vainqueurs, c’est grâce au patriotisme et au sacrifice de celles et ceux qui, telle Germaine TILLION, participèrent à la lutte commune contre le nazisme : ces femmes et ces hommes de tous âges, de toutes conditions et de toutes origines, de Métropole comme d’outre-mer, qui s’engagèrent corps et âme dans le combat national. N’oublions jamais la dette que nous avons contractée à l’égard des Français qui se sont battus au sein des Forces Françaises Libres, dans les mouvements de Résistance intérieure ou bien dans l’Armée de la Libération, l’Armée de la France enfin rendue à elle-même. Sur les champs de bataille comme dans les caves de la Gestapo, dans l’horreur des camps comme dans le froid des maquis, le sang que ces héros ont versé pour la patrie a fait notre liberté.
Ces hommes et ces femmes à qui nous devons tant, sachons les honorer avec la gratitude et le respect qu’ils méritent. Notre rôle, à nous qui sommes nés après tant de batailles et tant de sacrifices, nous qui avons eu la chance de ne pas connaître la guerre, est aujourd’hui de transmettre ce trésor de patriotisme et de dévouement aux jeunes générations pour que jamais la chaîne de la mémoire ne soit interrompue.
Pour nous tous, Germaine TILLION est un exemple qui doit continuer à nous inspirer.
La Seconde Guerre mondiale, les années de l’Occupation et la Libération ne cessent de nous obséder, encore aujourd’hui. Désormais, nous regardons cette histoire en face, sans ciller. Nous en connaissons les lumières, mais aussi les ombres ; les ombres, mais aussi les lumières. Grâce aux historiens, nous avons appris à nuancer notre savoir, à équilibrer notre jugement.
Mais ce savoir ne diminue en rien l’admiration que nous portons aux Résistants, bien au contraire. Parce que, comme l’écrit Daniel CORDIER avec tant d’humilité, « le seul engagement qui honore un homme est celui de la liberté ».
Evoquant Germaine TILLION et Geneviève de GAULLE-ANTHONIOZ, Jean DANIEL eut un jour cette belle formule : « Une nation où l’on trouve des Geneviève et des Germaine ne peut pas mourir ».
A tous ceux qui se lamentent et se plaisent à décrire une France qui serait en proie au déclin, je veux dire ceci : tant que certains d’entre nous seront prêts à donner leur vie pour elle, la France vivra.
Germaine TILLION représente le meilleur de nous-mêmes. Ne l’oublions jamais.
Je vous remercie.