"Je n’étais pas d’alerte ce soir-là mais je rejoins assez vite le RAID. Quand nous partons sur Paris, nous ne connaissons pas la situation exacte au Bataclan. Les premières informations reçues sont : tuerie – attentats multiples – fusillade en cours. La notion de prise d’otages dans le Bataclan survient lors du trajet vers Paris.
Nous arrivons à l’angle du boulevard Beaumarchais et de l’avenue Voltaire. Les gens hurlent « ça tire, ça tire, planquez-vous ! ». Là , nous sommes deux médecins du RAID. Nous voyons des corps un peu partout dans la rue du Bataclan. Nous rentrons par l’entrée principale du Bataclan. Nous sommes alors face à une scène de désolation totale. Je sais tout de suite qu’il y aura un nombre très important de morts par traumatisme pénétrant. J’ai déjà connu des plans rouges sur diverses interventions, mais un truc comme ça, avec en plus la notion de danger permanent, car on sait qu’il y a toujours deux terroristes dans la salle avec des ceintures, c’est du jamais vu. Il y a tellement de corps qu’il est impossible de franchir l’entrée, donc je me dis qu’il va très vite falloir organiser l’évacuation des blessés.
Je parviens à me placer devant la fosse et dis très fermement et fort : « si des gens sont valides, venez vers nous ». Il y avait devant nous au bas mot 200 blessés ou tués. Personne ne bouge. Je me dis que ça va être difficile. J’essaie de prendre du recul et d’avoir une vision d’ensemble. La priorité est d’organiser l’évacuation d’un nombre très important de blessés et d’otages. Nous ne sommes pas nombreux. Bien sûr, j’ai mis des compressifs et fait des garrots, mais l’idée était d’organiser un nid de blessés, à évacuer par norias, selon notre doctrine d’intervention. Nous avons travaillé dans des conditions dégradées et nous nous sommes adaptés comme nous avons pu. Nous avons organisé un cheminement du nid de blessés dans la fosse jusqu’au point de regroupement des victimes, à la charge de la BSPP, à l’extérieur de la salle.
Les primo-intervenants ont fait un super travail. On sentait bien qu’ils étaient pris par l’émotion de la situation. Mon rôle était de les guider, qu’ils ne perdent pas de temps, qu’ils fassent abstraction de cas personnels pour gérer l’urgence. Je comprends que je leur ai peut-être demandé des choses qui allaient quelque part contre nature.
J’ai fait marcher des gens avec des jambes explosées qui souffraient le martyr. Je leur disais « je sais que tu souffres mais on a trente mètres à faire et tu seras sauvé ». Si on prend tous les standards de médecine d’urgence, on a fait du « damage control » mais on n’a pas pu gérer individuellement chaque blessé comme on aurait voulu le faire.
Depuis, je me suis beaucoup posé la question : aurait-on pu faire mieux ? Je suis sûr d’une chose, c’est qu’on a fait le maximum à quatre médecins, deux du RAID et deux de la BRI. Psychologiquement, j’ai essayé de trouver un juste équilibre entre ma détermination à les sortir vite et la confiance qu’on doit donner aux blessés. Il faut qu’ils comprennent en deux secondes qu’ils n’ont pas le choix et que malgré la douleur, il va falloir y aller. Le médecin voudrait prendre plus de temps à accompagner la personne, à l’écouter, mais là je sais que je n’avais pas le choix.
C’est l’humain qui reste avant tout gravé en moi, des regards, des gestes, des attentions. Les pompiers qui nous aident, les regards de blessés, les mercis des otages, les cris de douleur, des policiers qui faisaient des choses insupportables, chapeau à eux.