Conférence sur la France face à la menace terroriste - George Washington University (États-Unis)

11.03.2016 - Conférence sur la France face à  la menace terroriste
11 mars 2016

Discours de M. Bernard CAZENEUVE, Ministre de l’Intérieur à la conférence sur la France face à la menace terroriste - George Washington University (États-Unis), le 11 mars 2016


Version traduite d’un discours prononcé en anglais - Seul le prononcé fait foi -

Monsieur le Directeur du Center for Cyber & Homeland Security (CCHS) (Frank Cilluffo),
Monsieur l’Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs, chers amis,

Je veux tout d’abord vous remercier pour votre accueil et vous dire à quel point je suis honoré de m’exprimer aujourd’hui devant vous, au sein de la prestigieuse George Washington University, où se sont formés tant de grands noms de la politique américaine. Je pense notamment à vos anciens Secrétaires d’État John FOSTER DULLES et Colin POWELL, ou encore à l’ancienne First Lady Jackie KENNEDY, laquelle avait d’ailleurs, comme vous le savez, de lointaines origines françaises.  Je veux également bien sûr remercier les membres du Center for Cyber & Homeland Security (CCHS), et notamment son directeur, Franck CILLUFFO, qui ont eu la gentillesse de m’inviter à donner cette conférence sur la France et la menace terroriste. Entre la France et les États-Unis, c’est une très vieille histoire. Il y a toujours eu, entre nos deux pays, un lien passionnel. En dépit des brouilles passagères, une très forte amitié nous lie, je dirais même : une amitié unique. Dans les coups durs, nous nous serrons les coudes. Peut-être parce que nos deux nations partagent le sens de l’Universel et la volonté de porter un message qui serait valable pour tous les hommes, quelles que soient leurs origines et leurs croyances. Après les attentats dont la France a été victime l’année dernière, j’ai ainsi été touché de lire, sous la plume de votre grand philosophe Michael WALZER, qu’à vos yeux les Français n’étaient pas tout à fait des étrangers comme les autres et que c’était la raison pour laquelle vous aviez ressenti une émotion particulière en apprenant les drames qui venaient de nous frapper. La réciproque est également vraie : pour nous Français, les Américains ne sont pas tout à fait des étrangers. Car ils sont avant tout des amis. C’est cette même émotion que nous avons ressentie après le massacre atroce perpétré à San Bernardino, le 2 décembre dernier. A cet égard, je souhaite adresser mes plus sincères condoléances aux familles des victimes, qui sont aujourd’hui plongées dans la peine et le chagrin. Du fond du cœur, je veux vous remercier, au nom de la France et des Français, pour les marques de solidarité que vous nous avez adressées dans les terribles épreuves que nous avons traversées. Le président OBAMA et le peuple américain nous ont manifesté un soutien indéfectible qui nous est allé droit au cœur. Nous n’oublierons jamais. La France n’oubliera jamais. Comme nous n’oublierons jamais l’héroïsme dont ont fait preuve, le 21 août 2015, vos trois compatriotes, Spencer STONE, Anthony SADLER et Alek SKARLATOS, qui ont contribué de façon décisive à empêcher qu’un attentat aux conséquences tragiques ne se produise dans le train Thalys où voyageaient plus de cinq cents passagers entre Amsterdam et Paris. Pour cet acte de grand courage, le Président François HOLLANDE les a décorés de la Légion d’Honneur, la plus haute décoration française.

En 2015, mon pays a dû faire face à des attaques terroristes d’une nature et d’une ampleur inédites dans son histoire. En tout, 149 victimes innocentes ont perdu la vie, tandis que des centaines d’autres ont été grièvement blessées. En janvier, les cibles choisies par les terroristes présentaient une évidente portée symbolique : la rédaction du journal « Charlie Hebdo », des policiers et des Français juifs. Ce qui était visé, c’était la liberté de conscience et la liberté d’expression, la démocratie et le pluralisme, la laïcité et les valeurs de la République. Le 13 novembre, les assassins ont délibérément frappé au hasard, en plein cœur de Paris, dans nos rues, dans la salle de concert du Bataclan et aux abords du Stade de France. Cette fois, ils s’en sont pris à des lieux de divertissement. Ils s’en sont pris à notre jeunesse. Ils s’en sont pris à notre mode de vie. Parmi les victimes du Bataclan, se trouvait d’ailleurs une jeune étudiante américaine, Nohemi GONZALEZ, qui était venue elle aussi partager un moment de culture, de joie et d’amitié. Mes pensées vont bien sûr à sa famille, à ses proches, à ses amis, à toutes celles et ceux qui portent désormais son deuil.

Avant de vous exposer les principaux axes de l’action que nous menons contre les réseaux terroristes en France et en Europe, je souhaite vous livrer mon analyse de la menace à laquelle nous sommes confrontés. Je crois en effet qu’il nous faut la comprendre pour mieux nous en protéger. Au cours de ces dix dernières années, la menace djihadiste a considérablement muté. Si les attentats du 13 novembre ont été planifiés depuis la Syrie et coordonnés en dehors de nos frontières, d’autres attaques ont, elles, été le fait de personnes radicalisées sur le sol français, parfois dans un délai très court. Aujourd’hui, la menace est diffuse, dans la mesure où nous faisons face à des organisations qui recrutent une partie de leurs activistes au sein même des sociétés qu’elles prennent pour cible. D’un point de vue opérationnel, la menace prend désormais deux formes principales. D’une part, elle implique des individus ou de petits groupes qui ont bénéficié d’une formation accélérée au maniement des armes en Syrie ou en Irak. De retour sur le sol européen, ces groupes constituent des cellules dormantes susceptibles, comme le 13 novembre, de passer à l’action en lien avec la base syrienne de DAESH. D’autre part, nous sommes confrontés à des individus dont la radicalisation s’opère progressivement au contact d’un milieu propice au développement d’une telle dérive, mais dont le passage à l’acte est parfois solitaire ou réalisé grâce à des réseaux très informels, et par là même plus difficiles à repérer. De tels individus entendent répondre à un « appel » général au djihad lancé par DAESH ou par toute autre organisation terroriste d’inspiration djihadiste, sans que l’on puisse parler ici d’une mission précise à remplir. Le profil sociologique et psychologique des djihadistes et des candidats au djihad s’est diversifié.

Certains sont des délinquants ou des anciens délinquants de droit commun, qui ont pu se radicaliser en prison ou au contact d’activistes islamistes aguerris. C’est par exemple le cas d’Amedy COULIBALY, l’un des terroristes de janvier 2015. D’autres sont des jeunes issus des milieux populaires qui se trouvent en situation d’échec social et de fragilité psychologique, et qui ont, pour différentes raisons, développé un sentiment de haine à l’égard de la société où ils ont grandi.  D’autres, enfin, se disent « en quête de sens » et pensent trouver une réponse à leur malaise identitaire dans un islam dévoyé. Certains d’entre eux développent une conception fantasmée de la « révolution islamiste », nourrie par la propagande que les organisations djihadistes diffusent sur Internet et sur les réseaux sociaux. D’une manière générale, ces organisations s’appuient sur une propagande élaborée qui vise à recruter des activistes de toutes origines et de toutes confessions, notamment des convertis. Je pense bien sûr aux vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, ainsi qu’aux médias en ligne de DAESH, par exemple Dabiq, sa publication en anglais, ou bien Dar-al-islam, qui est son équivalent en français.

Le combat contre le terrorisme se livre donc également sur Internet où plusieurs djihadistes qui ont rejoint ou qui cherchent aujourd’hui à rejoindre la Syrie ou l’Irak se sont radicalisés. Au fond, on pourrait résumer le néo-djihadisme de la façon suivante : la ceinture d’explosifs plus  les réseaux sociaux. C’est la raison pour laquelle, à mes yeux, la coopération des pouvoirs publics avec les acteurs de la société numérique est nécessaire. A cet égard, les attentats du 13 novembre dernier ont été l’occasion de faire la démonstration de l’aide précieuse que les opérateurs de l’Internet pouvaient nous apporter en situation de crise majeure. Voici un peu moins d’un an, je m’étais rendu en Californie pour y rencontrer les représentants des grands opérateurs du numérique afin d’explorer avec eux les voies d’une coopération renforcée face à la menace terroriste. Depuis cette visite, nous sommes parvenus, dans le respect du droit, à nous mettre d’accord sur une plateforme de bonnes pratiques que nous avons collectivement adoptée le 23 avril 2015. Nous mettons ainsi en place une coopération vertueuse qu’il nous faut encourager : contre le terrorisme, nous avons besoin de tous les talents, de toutes les énergies et de toutes les responsabilités. Mes services et les opérateurs se réunissent régulièrement dans le cadre d’une instance de dialogue libre et efficace, fondée sur la confiance mutuelle. En la matière, la France a donc été pionnière.

Que visent les terroristes ? Frapper une société au cœur. C’est-à-dire non pas seulement tuer, mais aussi susciter la terreur : que personne ne puisse plus se sentir en sécurité nulle part, que règne la défiance générale, que les citoyens se dressent les uns contre les autres, que les institutions vacillent ou au contraire oublient les principes fondamentaux sur lesquels repose leur légitimité. En cherchant à instaurer un état de guerre permanent dans la société, le terrorisme vise ainsi l’effacement des frontières entre le proche et le lointain, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le combattant et le non-combattant, et, finalement, entre le civil et le militaire. C’est ce que nous devons éviter à tout prix, comme nous devons éviter à tout prix de tomber dans la spirale infernale de la répression aveugle. La réponse au terrorisme, ce n’est certainement pas l’État policier. La réponse au terrorisme, c’est l’État de droit.

La France a très tôt pris la mesure du caractère inédit et protéiforme de la menace. Depuis 2012, nous n’avons eu de cesse de renforcer notre dispositif antiterroriste et d’adapter notre arsenal juridique aux évolutions de la situation. Depuis lors, notre stratégie globale de prévention et de répression du terrorisme n’a cessé de monter en puissance, dans le respect du droit et des libertés fondamentales, pour nous donner les moyens d’agir sur les différentes composantes de la menace. Je souhaite développer devant vous quelques axes de cette riposte, en France, en Europe et, bien évidemment, en lien avec les États-Unis.

Sur le plan national tout d’abord, afin d’entraver l’action et la propagande des terroristes, nous nous sommes dotés de moyens juridiques nouveaux, adaptés à la nature inédite de la menace. Depuis 2012, une première loi antiterroriste nous permet désormais de poursuivre des citoyens français pour leur participation à des crimes terroristes commis à l’étranger, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est indispensable pour juger les returnees qui sont passés par la Syrie ou l’Irak.

Ensuite, une seconde loi antiterroriste, adoptée à la fin de l’année 2014, a introduit dans notre législation quatre innovations majeures :

  • l’interdiction de sortie du territoire pour les ressortissants français soupçonnés de vouloir rejoindre les groupes terroristes actifs au Moyen-Orient ;
  • l’interdiction d’entrée et de séjour sur le territoire national pour les étrangers qui ne résident pas en France et représentent un danger pour la sécurité nationale ;
  • la création du délit d’entreprise terroriste individuelle ;
  • enfin, le blocage administratif et le déréférencement des sites Internet qui appellent au terrorisme ou en font l’apologie.

Ces mesures sont appliquées avec la plus grande fermeté et portent leurs fruits.

Nous avons également adopté, en juillet 2015, une grande loi relative au renseignement. Désormais, l’activité de nos services bénéficie d’un cadre légal moderne et cohérent, adapté aux nouvelles menaces, aux mutations technologiques les plus récentes et à l’évolution du droit national et international.

Parallèlement, nous avons renforcé l’action de nos services de sécurité et de renseignement intérieur en leur donnant des moyens humains et matériels supplémentaires. J’ai également créé en juin dernier un État-major spécifique de prévention du terrorisme, qui contrôle le suivi des individus signalés et nous permet d’établir et d’actualiser une cartographie fine des risques, notamment dans certains domaines sensibles (les transports, l’éducation, les installations industrielles). Ainsi, alors que jamais la menace n’a été aussi élevée, dans le même temps, jamais la réponse de la France n’a été aussi forte. La preuve : 11 attentats ont été déjoués sur notre sol depuis 2013, dont six depuis janvier 2015.

Si nous avons renforcé nos moyens de répression, nous avons également développé une action novatrice en matière de prévention de la radicalisation. La plateforme téléphonique de signalements, mise en place dès le mois d’avril 2014, nous a permis de recueillir plus de 4 700 signalements pertinents. Nous avons ainsi pu orienter de nombreuses familles, qui bénéficient d’un soutien précieux et peuvent signaler les risques de départ en Syrie ou en Irak quand l’un de leurs proches est sur le point de quitter le territoire. Ce dispositif nous a d’ores et déjà permis d’empêcher de nombreux départs et d’agir avant que de jeunes Français ne basculent dans la radicalisation violente.

Deuxièmement – les attentats de novembre nous l’ont encore démontré – l’enjeu décisif du renforcement de notre protection face aux terroristes se joue aussi sur le terrain européen. C’est la raison pour laquelle, après les attentats de novembre, j’ai enfin obtenu de l’Europe plusieurs avancées majeures. Nous renforçons les contrôles aux frontières extérieures de l’UE à travers une modification du code frontières Schengen. Toute personne entrant ou sortant de l’espace Schengen, y compris les citoyens européens, fera l’objet d’un contrôle systématique aux frontières extérieures de l’Union. Ainsi, nous pourrons consulter de façon tout aussi systématique les  fichiers européens (tels que le Système d’information Schengen) et internationaux (comme le fichier des passeports perdus et volés d’Interpol).  Afin que ces contrôles soient efficaces, les fichiers européens doivent bien sûr être systématiquement alimentés par les États membres. C’est également une revendication forte que j’ai défendue au niveau européen. Il est en effet crucial que les combattants étrangers identifiés comme tels par chaque État membre soient signalés dans les fichiers européens, ce qui n’était malheureusement pas le cas encore récemment. J’ai par ailleurs fait des propositions très concrètes pour lutter contre le trafic de faux passeports syriens. On sait que plusieurs terroristes du 13 novembre ont utilisé de fausses identités pour pénétrer sur le territoire de l’Union européenne. J’ai ainsi demandé la mise en place d’experts spécialisés dans la lutte contre la fraude documentaire aux frontières extérieures de l’Union, et notamment dans les fameux hotspots en Grèce et en Italie, ces centres d’accueil et d’enregistrement des migrants. De même, j’ai insisté avec force pour que tous les migrants passant dans les hotspots soient identifiés, enregistrés et contrôlés à travers les fichiers européens.

Afin de permettre à nos services de mieux détecter et surveiller les déplacements aériens de personnes dangereuses, nous avons enfin, après 10 ans de négociations, trouvé un accord sur le PNR (Passenger Name Record) européen; le Parlement européen, qui n’a hélas toujours pas inscrit ce texte à son ordre du jour, doit désormais l’adopter rapidement, afin qu’il puisse entrer en vigueur. Enfin j’ai obtenu une révision de la directive européenne sur les armes à feu, permettant de renforcer le contrôle des armes à feu détenues légalement, ainsi qu’un plan de lutte contre le trafic illégal d’armes à feu, notamment en provenance des Balkans. Ces avancées indispensables, la France les demandait depuis plus d’un an et demi. Désormais, nous devons les mettre en œuvre le plus rapidement possible.

Enfin, je veux souligner l’importance d’une coopération toujours renforcée avec les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. Si nous avons décidé ensemble, après novembre, d’intensifier nos frappes en Syrie et en Irak, nous travaillons également à renforcer, entre nos services, les échanges de renseignement sur nos ennemis communs. A cet égard, la France et les États-Unis sont des partenaires privilégiés.

Le Parlement français a récemment ratifié l’accord « Prüm transatlantique » qui permettra de renforcer la coopération entre nos deux pays en matière d’enquêtes judiciaires, notamment à travers les échanges de données et d’informations permettant d’identifier des personnes recherchées. Vous pouvez compter sur ma détermination et mon engagement pour intensifier, autant que possible, la coopération entre nos deux pays en matière de lutte antiterroriste. Mes entretiens avec Jeh JOHNSON et Lisa MONACO, aujourd’hui, ainsi qu’avec Loretta LYNCH, la semaine prochaine à Paris, s’inscrivent naturellement pleinement dans cet objectif.

Face à la nouvelle menace terroriste, nous ne devons surtout pas nous tromper de diagnostic. Le piège qu’il nous faut éviter à tout prix est celui-là même que nous tendent les djihadistes, qui cherchent à dresser les citoyens les uns contre les autres.  Comme le dit Michael WALZER avec beaucoup de lucidité, le combat contre la djihadisme est une lutte idéologique, et non pas une guerre des civilisations. Si elle représente une menace sécuritaire importante, qui justifie les mesures de fermeté que nous prenons, la radicalisation violente demeure heureusement un phénomène très minoritaire dans les sociétés occidentales. Il n’y a pas en France d’ « armée de réserve » du djihadisme terroriste. La lutte contre le terrorisme est un enjeu mondial et une mise à l’épreuve pour la cohésion de nos sociétés démocratiques. J’ai confiance en la capacité de résilience du peuple français. Celle-ci s’est manifestée avec éclat le 11 janvier 2015, lorsque, dans un esprit de fraternité, mes compatriotes sont descendus par millions dans les rues de France pour dire qu’ils n’avaient pas peur des terroristes et qu’ils étaient prêts à se battre pour la défense de nos libertés. Une fois de plus, ensemble, comme nous l’avons fait tant de fois par le passé, nous nous battrons et nous vaincrons. Je vous remercie pour votre attention.