Intervention de M. Nicolas SARKOZY, Ministre d'Etat, Minitre de l'Intérieur et de l'Aménagement du Territoire lors de la rencontre-débat organisée mercredi 26 octobre 2005 à l'Hôtel de Beauvau, sur le thème de la discrimination positive à la française. "vers une réelle égalité des chances"
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux de pouvoir aujourd'hui m'exprimer devant vous sur un sujet qui me tient tout particulièrement à cœur : celui de la discrimination positive à la française. C'est l'occasion de m'expliquer sur la signification et la portée que j'assigne à ce concept qui mérite mieux que les interprétations caricaturales dont il est l'objet. Il y a ceux qui sont choqués par les mots et ceux qui sont heurtés par la réalité. Il y a ceux qui se concentrent sur la mise à l'index d'expressions dérangeantes, et ceux qui veulent agir pour corriger des situations choquantes. Eh bien, je revendique mon appartenance à la seconde catégorie. Car ce qui est en jeu à travers la discrimination positive, c'est tout simplement une certaine idée de la justice et de l'égalité réelle des chances. Autrement dit, une certaine idée de la République et des possibilités effectives d'épanouissement et de réussite que chacun d'entre nous est en droit d'attendre et d'espérer, pour lui-même et pour ses enfants.
Avant d'aller plus loin, permettez-moi de rendre hommage aux personnalités du monde intellectuel, de la haute fonction publique et de l’entreprise qui ont accepté de participer à cette journée. Depuis longtemps, vous oeuvrez sans discontinuer et de façon exemplaire, pour promouvoir, en France, un modèle de société plus ouverte et plus juste.
Permettez-moi aussi de remercier l'administration de ce ministère, qui, sous l'égide notamment de son secrétaire général, Daniel CANEPA, et du DGPN, Michel GAUDIN, a parfaitement joué le jeu, se mobilisant sans réserve pour donner corps à une conception plus vivante et moins virtuelle de l'égalité républicaine.
Car que constatons-nous depuis 30 ans dans notre pays ? Nous assistons à la montée inexorable des inégalités, au blocage de l'ascenseur social et à l'augmentation du nombre de nos compatriotes pour qui l'avenir est une source d'incertitude, d'angoisse voire de désespoir.
Nous sommes tous responsables de cette situation, parce que nous n'avons su ni éviter cette précarité grandissante, ni venir à bout du chômage ni, plus généralement, répondre à ce profond sentiment d’insécurité sociale qu’éprouvent les Français. Cela, malgré un budget de dépenses sociales toujours plus important (près de 500 milliards d’euros aujourd’hui, c’est-à-dire 8 points de PIB de plus qu'en 1981).
Ces inégalités concernent à peu près tous les secteurs de la vie sociale :
- inégalités de revenus : les 10% les moins bien lotis ne perçoivent que 4% de la masse totale des revenus, tandis que les 10% les mieux lotis en reçoivent 23%.
- inégalités des patrimoines : A l’heure actuelle, 40% du patrimoine sont détenus par 10% des ménages les plus riches, quand 50% des ménages ne possèdent que 10% du patrimoine global.
- inégalités d’accès aux soins et surtout d’espérance de vie.
- Pour être complet il faudrait aussi parler des grandes inégalités en matière de logement,des inégalités territoriales ou encore des inégalités entre les sexes.
La permanence sinon le creusement de toutes ces inégalités est très préoccupante. Elle traduit un échec inacceptable. Le décrochage social auquel nous assistons n’est pourtant pas inéluctable : il n’y a pas de fatalité.
Nous ne réussirons à nous attaquer aux nouvelles inégalités, qu’en refusant catégoriquement que les individus soient assignés à des trajectoires et des destins écrits d’avance. La démocratie, la République, ça ne peut pas être la reproduction de la ségrégation sociale. C’est même tout le contraire.
Qui parmi nous peut encore ignorer l’ampleur de la crise quand on sait que notre système éducatif, qui est censé, en principe, permettre la mobilité sociale, est de moins en moins équitable ?
- Plus de 75% des enfants d’ouvriers arrivent en 3e avec au moins un an de retard (quand ils y arrivent) ;
- A 18 ans, la proportion d’enfants d’ouvriers ayant arrêté leurs études est six fois plus forte que celle des enfants de cadres supérieurs.
Je ne parle même pas de l’accès aux « grandes écoles ». Aujourd’hui, dans ces fabriques de notre élite administrative et économique, seuls 5% des élèves sont des enfants d’ouvriers. 62% sont issus de familles de cadres supérieurs et de professions libérales. Et combien parmi eux proviennent-ils de familles issues de l'immigration? Ces constats sont bien la preuve que la mobilité sociale tend à devenir l'exception dans notre pays.
Nous touchons là au fond du problème. Notre société donne le sentiment à bon nombre de jeunes que rien n’est possible, que quoi qu’ils fassent ou entreprennent, ils resteront toute leur vie en bas de l’échelle sociale parce qu’ils y sont nés. Peut-on laisser ces jeunes désespérer de la France et de l’avenir, les laisser se réfugier dans l’assistance ou dans la révolte ?
Et puis, pour ceux qui ont pu, parfois au prix d'une incroyable ténacité, poursuivre des études, voilà qu'ils se heurtent à une deuxième barrière, celle de l'emploi : le taux de chômage des enfants d’immigrés ayant suivi des études supérieures, pour ne prendre qu'eux, est le double de celui des actifs de même niveau de formation.
Voilà où réside le cœur du défi républicain aujourd'hui, dans cette double discrimination.
Pour moi, le vrai modèle social, c’est celui qui favorise une société juste où « liberté » rime avec « équité ».
Il y a, en fait, deux manières de voir les choses : soit on se contente de défendre l’égalité devant la loi ; soit, au contraire, on veut promouvoir l’égalité par la loi.
Quand je parle de discrimination positive à la française – la formule a pu heurter, je le conçois bien que, je le rappelle, ce soit celle proposée par le Conseil d'Etat pour désigner toutes les politiques qui visent "à donner plus à ceux qui ont moins",– je ne cherche pas à provoquer, encore moins à américaniser notre société, mais à redonner tout son sens à l’idée d’égalité, à l’idée de solidarité et de justice sociale, bref aux valeurs de France.
Appelez-ça comme vous voudrez : « mobilisation positive », « volontarisme républicain ». Je propose même un autre terme : celui "d'égalité réelle", car c'est bien de cela qu'il s'agit. Ce ne sont pas les mots qui m’intéressent mais ce qu’il y a derrière.
Finissons-en une bonne fois pour toute avec cette rumeur complètement absurde selon laquelle je serais un partisan du communautarisme et des quotas ethniques. C’est totalement ridicule. Je n’ai jamais soutenu une telle idée. Je n’ai jamais envisagé l’institution, par exemple, comme on l’entend trop souvent, de quotas au profit de Français musulmans ou d’autres catégories de personnes issues de l’immigration.
Ce n’est pas l’idée que je me fais d’une nation et encore moins de la France. La spécificité de notre nation est justement de savoir intégrer toutes les populations en une seule communauté de valeurs et de destin : celle des citoyens de la République française.
Des discriminations positives, vous le savez, on en rencontre d’ailleurs très fréquemment en France, sans que cela ne choque personne.
- La progressivité de l’impôt sur le revenu, par exemple,
- L’emploi, avec toutes les politiques préférentielles, emplois « aidés » ou « protégés », qui incitent les entreprises à recruter certaines catégories de personnes considérées comme défavorisées de préférence à d’autres : jeunes, handicapés, exclus, etc.
- La politique de parité homme-femme, qui a carrément donné lieu à une révision de la Constitution en 1999 et à une loi, le 6 juin 2000.
- L'aménagement du territoire. Il s’agit de donner plus à des territoires qui sont caractérisés par des handicaps géographiques, économiques ou sociaux. Des mesures préférentielles sont appliquées sur des zones où l’intervention de l’Etat est jugée « prioritaire ». Les domaines concernés sont divers : politique de la ville (ZUS) ; politique éducative (ZEP) ; politique économique (Zones franches), etc.
Je crois beaucoup à ce type de discrimination positive, parce que je suis intimement convaincu que le territoire, ces dernières années, s’est imposé comme l’un des facteurs les plus structurants des nouvelles inégalités.
La politique c’est choisir, choisir entre les territoires et les individus ceux qui doivent être aidés et ceux qui n’ont pas besoin d’une intervention supplémentaire de l’Etat. L’honneur de la politique c’est de hiérarchiser les priorités de faire des choix. C’est choisir d’aider tel département rural plutôt que les Hauts-de-Seine, telle ville pauvre plutôt que Neuilly, tel enfant d'ouvrier du Pas-de-Calais ou tel enfant d'immigré de La Courneuve, plutôt que tel élève du 7ème arrondissement. Vous voyez, l'autre jour, à La Courneuve, on m'a expliqué que les enfants devaient, dans de nombreuses familles, faire leurs devoirs dans l'escalier, parce que, chez eux, simplement, il n'y a pas de table. Nous sommes donc dans ces quartiers réduits aux conditions sociales qui justifiaient le combat républicain du droit à la formation pour tous. Bien sûr on peut toujours dire que ces enfants ont le droit à l'école publique, gratuite et universelle. Mais, simplement, ils n'ont même pas une table pour ouvrir un cahier. Ça, ce n'est pas de la théorie, ce ne sont pas des grands principes. Je dis que si la République ne fait rien pour ces jeunes, spécialement pour eux, alors c'est qu'elle a perdu son âme.
Et si par ce biais nous touchons, sans les nommer expressément, beaucoup d’enfants ou de petits-enfants d’immigrés, je ne vois pas quel mail il y aurait à cela. Ils sont Français. Ils doivent être et se sentir des Français comme les autres.
L’Etat doit être le premier acteur de cette grande politique que j’appelle de mes voeux. La République ce ne peut pas être seulement une pétition de principe. Cela passe aussi par des actes et des résultats concrets. Il est temps que nous passions de l'affirmation de droits virtuels à la pratique de droits réels.
Et parmi ces politiques concrètes, il y a celles de l'accès à la fonction publique. Certes depuis plusieurs années des efforts importants ont été faits. Mais nous savons bien que dans certaines catégories de notre population, il existe une sorte de renoncement à passer même les concours de la fonction publique. Et l'observatoire de l'emploi public a encore mis en évidence récemment que les enfants de nos banlieues étaient vraiment très rares dans la fonction publique, alors qu'elle est le symbole de l'intégration.
Dans ce domaine, comme dans d'autres, il faut imaginer et il faut de la détermination.
Je crois, par exemple, qu'il faut encore développer les bourses au mérite, créer des partenariats entre grandes écoles ou territoires défavorisés pourquoi pas créer un concours général spécifique réservé aux établissements situés dans les ZEP afin de repérer les meilleurs et leur donner conscience qu'un autre avenir est possible ?
A la place qui est la mienne, à la tête du Ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du Territoire, j'ai pris un certain nombre de décisions.
Première décision : aider les jeunes en échec scolaire ou qui sont sans affectation scolaire après l’âge de 16 ans.
Le ministère de l’intérieur va participer activement à la recherche de débouchés pour ces jeunes qui sont les plus fragiles une fois sorti du système scolaire.
Parmi ces débouchés, il y a les métiers de la sécurité qui attirent de plus en plus de jeunes.
D'ores et déjà, suite à nos initiatives à Dominique de VILLEPIN et à moi même, 1 000 jeunes âgés de 18 à 25 ans se trouvent depuis la rentrée dernière, en septembre, en formation en alternance dans le réseau de la formation de la Police nationale et dans les lycées professionnels afin de se préparer aux concours de gardien de la paix.
A compter de 2006, ce dispositif sera étendu, toujours dans la limite globale de 1 000 postes aux jeunes de 16 à 18 ans qui pourront ainsi se préparer au CAP ou au BEP des métiers de la sécurité, et par ce biais, s'ils le souhaitent, reprendre des études longues dans le cadre du nouveau bac professionnel "sécurité prévention" qui ouvrira en septembre 2006 dans plusieurs lycées professionnels.
Là encore, il s’agit de participer à l’effort collectif pour donner à des jeunes des possibilités de se former tout en professionnalisant au mieux ce secteur en expansion.
Deuxième décision : repérer et aider les meilleurs éléments avant qu’ils ne se découragent.
L’Etat doit tout faire pour mieux faire connaître ses services et les carrières qu’il offre. Pour susciter des vocations et attirer les futurs fonctionnaires et hauts fonctionnaires de demain, j’ai demandé aux Préfets d’organiser, en liaison avec les inspecteurs d’Académie, des conventions de mise à disposition de places de stages pour les élèves de 3e des collèges de ZEP. Ces stages seront faits en préfecture et dans les services déconcentrés de l’Etat.
• Ensuite, dès 2006, je propose que soient également créées des préparations intégrées pour aider les jeunes issus de milieux défavorisés à entrer dans la fonction publique.
Je souhaite que des jeunes défavorisés issus de toutes les composantes de la nation, et présentant toutes les conditions de diplômes et de motivation requises, puissent bénéficier d’une préparation spécifique aux concours externes de recrutement des commissaires et officiers de la police nationale. Dès janvier 2006, nous allons ouvrir, pour la seule police nationale, deux cycles préparatoires l'un à l’Ecole nationale supérieure de la police (ENSP) à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or – l'école des commissaires – ; l'autre à l’Ecole nationale supérieure des officiers de police (ENSOP) de Cannes-Ecluse. Cette préparation sera ouverte à des jeunes titulaires d’un master (pour le cycle organisé à l’ENSP) et’une licence (pour celui de l’ENSOP). Cet effort est sans précédant, et à ce jour, aucune administration n’ouvre ses écoles de cette manière.
Je souhaite que les mêmes initiatives soient prises à l’Ecole des officiers de la gendarmerie et à l’Ecole nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers.
Vous l’avez compris, m’a volonté est d’aider les plus méritants ou ceux qui souhaitent faire l’effort d’une meilleure formation. Il ne s'agit pas de réserver des filières d'accès à telle ou telle catégorie. Il ne s'agit pas de créer des quotas. Nous savons tous qu'il existe des formations privées et fort onéreuses aux concours. Ici, il s'agit de mettre des jeunes qui sont défavorisés, dont les parents n'ont pas les moyens d'offrir à leurs enfants des formations privées, au niveau de préparation qui leur permet d'avoir des chances sérieuses de réussir le même concours que les autres. C'est cela ma conception de la discrimination positive à la française. Et je vois mal ce qui dans notre idéal républicain peut aller à l'encontre.
C’est dans ce cadre que je place une relance de la politique d’internat. Les hébergements en internat seront ainsi la règle dans le cadre des classes préparatoires intégrées pour ces jeunes qui conserveront, en liaison avec les universités, le statut d’étudiant. Il s’agit d’un effort qui est là aussi sans précédant et que je tiens à souligner. On peut en attendre beaucoup et je sais de quoi je parle, puisque dans mon département, les « internats pour la réussite scolaire » que j’ai récemment lancés démarrent bien.
Nous ferons de chacune de ces actions positives un suivi et une évaluation régulière. Et s'il le faut, nous en imaginerons d'autres.
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Pour animer notre plan d'actions en faveur de l'égalité réelle et pour stimuler notre imagination, j'ai demandé au préfet Hurand de mettre en place au sein du ministère de l’Intérieur une mission pour l’égalité des chances. Je crois qu'il s'agit là d'une première initiative de ce genre au sein de l'appareil d'Etat. Placée sous l’autorité du Secrétaire général, ce service commencera par dresser le bilan exact de la situation actuelle et par élaborer, à l’instar de ce qui se fait dans le privé depuis peu, la Charte pour la promotion et l’égalité réelle des chances au ministère de l’Intérieur.
Toutes ces initiatives sont porteuses d’espoir. Elles permettront, sans aucune modification législative, de faire progresser l’égalité réelle des chances dans une partie de la fonction publique, celle qui relève de ma sphère de compétence directe.
Je mesure l'ambition d'un tel projet par rapport à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Mais j'ai aussi conscience de son caractère relativement modeste encore au regard des défis qu'il nous faut relever pour redonner à l'égalité toute la portée et la réalité que cette belle notion a perdu pour bon nombre de nos compatriotes.
Vous l'avez compris, pour moi, l'action politique, c'est d'abord dire les choses telles qu'elles sont. Etre efficace, c’est d’abord partir de la réalité des faits et non se limiter à la défense incantatoire de principes républicains qui sont de moins en moins tangibles pour nos concitoyens.
Pour moi, l'action politique c'est aussi faire ce que l'on dit. Aujourd'hui je suis en charge de ce ministère de l'intérieur, ce ministère républicain par excellence. Eh bien, ce ministère, je veux qu'il soit aux avant-postes de la République et qu'il montre la voie.