20.06.2005 - Rencontre à la synagogue de Neuilly sur le thème "Dieu peut-il se passer de la République ?"

20 juin 2005

Intervention de M. Nicolas SARKOZY, Ministre d'Etat, Ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire


Monsieur le Grand Rabbin,
Monseigneur,
Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs,
Cher amis,

Je suis heureux d'être parmi vous ce soir et je vous remercie de m'avoir fait l'honneur d'introduire votre rencontre sur un thème qui m'est cher : celui de l'espérance spirituelle dans un monde sécularisé.

L'espérance n'est pas un sujet tabou. Je ne vois pas en quoi le fait d'espérer serait si peu que cela soit contraire à l'idéal républicain.
Espérer c'est tout ce que l'homme peut obtenir, lui qui est condamné à ne pas savoir.
Espérer c'est le message universel de Jean-Paul II.
Espérer ce n'est pas un objectif. C'est un besoin vital. Au total, je crois qu'il est moins difficile de croire et donc d'espérer que de ne pas croire et donc de désespérer. Douter c'est déjà commencé à espérer.

L'intitulé de votre débat, "Dieu peut-il se passer de la la République ? ", est doublement insolent :

- d'abord, parce que Dieu n'a besoin de rien et peut donc se passer de tout, sauf peut-être de l'homme qu'Il a fait l'image ;

- ensuite, parce que, historiquement, il y a une interdépendance, et même une collusion, entre l'émergence de la République et la laïcisation de la société. Si la République est laïque, c'est d'abord parce qu'elle a dû marquer sa différence avec la monarchie catholique. D'un point de vue historique, la République laïque, c'est un processus d'émancipation de la société du pouvoir de la religion et des clercs, et de confinement des croyances dans la sphère de la vie privée. Dans ce contexte, si Dieu ne pouvait plus se passer de la République, ce serait le syndrome de Stockholm…

Pour autant, un siècle après l'adoption de la loi de 1905, nous sommes dans une situation historique très différente. Et c'est à la lumière de cette différence qu'il faut tenter de répondre à la question posée.

Je voudrais indiquer à ce stade qu'il ne faut pas avoir peur de penser la question des relations entre les religions et l'organisation politique de la société dans une perspective historique, c'est-à-dire dans un cadre fondamentalement contingent. Même s'il est religieux ou croyant, c'est-à-dire qu'il met son espérance dans une promesse éternelle, l'homme doit accepter l'interdépendance de son existence avec le contexte historique.

C'est peut-être ce que la laïcité a apporté de mieux aux religions, en tout cas à la religion chrétienne, pour m'en tenir à celle que je connais le plus : faire comprendre et accepter aux chrétiens ce que le Christ lui-même est venu concrétiser dans sa chair, c'est-à-dire que l'histoire est une nécessité spirituelle ; une nécessité dont nous souffrons de ne pas comprendre toutes les sinuosités ; une nécessité dont le sens ne se révélera en plénitude qu'à la fin des temps ; mais une nécessité qui oblige le croyant à se projeter dans son espérance tout en acceptant le monde d'aujourd'hui comme un processus indispensable à sa propre rédemption et à l'avènement du royaume de Dieu.

Pour reprendre les termes d'un théologien s'exprimant sur le sens biblique de la laïcité  : "Les chrétiens ne sont pas des gens arrivés. […] L'Eglise n'est pas transportée dans un monde à part ou dans une sphère supérieure. Elle vit sur cette terre. Les croyants sont au coude à coude avec les autres hommes. […] Ils marchent sur un chemin difficile, vers la gloire et le bonheur. […] L'homme chrétien s'en remet totalement à Dieu et à la dynamique de son Royaume. Mais concrètement, sa vie est un tissu complexe de choix et de décisions dans lesquels il incarne sa foi, témoigne de son espérance et actualise le dynamisme de son amour". C'est une bien belle définition de la liberté contrainte de l'homme, et, en
 même temps de l'étendue de ses possibilités et de ses aspirations. L'homme est à la fois immense et tout petit. La souffrance qu'il porte est trop lourde et parfois je me demande si son espérance n'est pas trop grande. Encore que l'important n'est pas ce que l'on espère mais le fait que l'on s'autorise à espérer.

A partir de là, dans le monde d'aujourd'hui, il n'y a pas de contradiction à penser que Dieu ne peut pas se passer de la République :

- non seulement, parce que la République respecte et garantit la liberté du culte, garantie qui a des implications concrètes, par exemple en ce qui concerne les lieux de culte ou la liberté de l'enseignement. L'actualité récente, je pense par exemple aux agressions antisémites, a montré que cette obligation de protection qui pèse sur la République n'était pas inutile et encore moins superfétatoire.

- mais encore, parce que la laïcité républicaine est ce qui permet aux croyants de toutes les confessions et aux non-croyants, de vivre ensemble dans le dialogue, la paix civile et le respect mutuel. C'est elle qui nous permet de nous réunir ce soir. Et c'est en ce sens que la laïcité est le bien commun de toutes les religions. J'ai apprécié qu'à l'occasion de la loi sur le voile, Jean-Marie Lustiger ait appelé l'attention du législateur sur la nécessité d'une juste conciliation entre la laïcité de la République et la liberté de conscience et de pratique des musulmans ; parce que la liberté religieuse des musulmans et la même que celle des juifs, des catholiques ou des protestants. C'est la Famille de ceux qui croient dont j'ai voulu défendre les droits. En tant que Ministre des cultes, je ne suis au service d'aucune religion pas même la majoritaire. Vivre sa foi, la transmettre à ses enfants, la faire grandir et rayonner, c'est un droit que j'ai voulu défendre et incarner pour tous.

Dans le livre d'entretiens que j'ai écrit sur les religions et la République, j'ai voulu témoigner de ma conviction que les religions ne sont pas l'ennemi de la République, et de mon souhait que la République ne soit pas l'adversaire des religions. C'est ce que j'ai appelé une laïcité apaisée, qui va plus loin que le processus historique de normalisation des rapports entre l'Etat et les Eglises.

La normalisation, c'est essentiellement l'aggiornamento des religions qui admettent la sécularisation de la société. Elle s'est produite dans les années 20 pour les catholiques, elle est en cours pour les musulmans, au prix d'ailleurs d'un processus totalement innovant qui est l'intégration de l'islam dans une nation laïcisée et historiquement judéo-chrétienne. Je voudrais insister sur la portée de ce processus qui est parfois sous-estimée. Lorsque j'ai formulé cette distinction entre l'islam en France et l'islam de France, ce n'était pas seulement un jeu de mots. Ce qui se passe actuellement en France avec l'islam, c'est un phénomène nouveau qui peut servir d'exemple, non seulement aux autres pays européens, mais encore aux pays musulmans. Ce sont les historiens qui diront demain s'il s'agit d'un processus historique. Mais ce que nous avons voulu faire, c'est précisément cela : plus qu'une simple conciliation entre l'islam et la République, c'est une transformation de l'islam pour lui permettre de s'intégrer dans une société démocratique, laïque et sécularisée. Certains prétendent que c'est impossible au pire      mieux. Moi je pense que ce qui est impossible c'est de désespérer des hommes. Humilier l'identité musulmane c'est prendre le risque de la radicaliser. J'ai voulu au contraire respecter et considérer pour au final mieux apaiser.

La laïcité apaisée, c'est la République qui reconnaît à son tour l'importance des religions, comme support d'une espérance essentielle à l'être humain : l'espérance spirituelle. La République c'est l'espérance temporelle. Les religions sont l'espérance spirituelle. Elles sont complémentaires et ne sont contradictoires que dans l'esprit des sectaires.

On m'a prêté une vision utilitariste de la religion, on m'a soupçonné de vouloir instrumentaliser les Eglises au service de l'ordre public. Je n'ai fait que constater que, lorsqu'il y a un prêtre ou un pasteur dans un village pour s'occuper des jeunes, il y a moins de laissez-aller, de désespérance, et finalement de délinquance. Je n'ai fait qu'avouer, et je le revendique, qu'à mes yeux, c'était plutôt mieux de parler aux jeunes du respect de soi, du respect des autres, du respect de la femme, de l'importance de la vie, de son caractère unique, du sens de la mort en tant que passage, plutôt que de leur offrir comme seules perspectives l'argent, la drogue, la télévision, les réussites faciles. Je ne dis pas que la République ne peut pas le faire. Je constate que, malgré les ambitions de Jules Ferry, elle est mal à l'aise pour le faire et qu'elle ne le fait pas. C'est en ce sens que les religions sont un plus pour la République. Elles remettent constamment les hommes et les femmes de ce temps dans la perspective des questions fondamentales de l'existence humaine : le sens de la vie, le sens de la mort, le sens de la société, le sens de l'histoire.

Puisque nous n'avons pas de réponse qu'au moins on nous laisse nous interroger.

Je suis chrétien et homme politique. Je vis constamment cette tension entre mes convictions personnelles et mes obligations républicaines. Je me dois à l'éthique chrétienne et aux Béatitudes, mais je me dois aussi à la République, au pluralisme démocratique, à la laïcité, au respect de toutes les croyances et de toutes les incroyances. Je suis un homme qui chemine entre ses doutes, ses faiblesses, ses lumières et ses espérances. Au regard de certains, je ne devrai évoquer toutes ces questions que dans le cadre de ma vie privée et non pas de ma vie publique. Or, pour moi ce qui compte, ce n'est ni privée ni publique, c'est le mot vie et je n'en ai qu'une.

Et bien voyez-vous, je ne vois aucune contradiction entre ces deux pôles de mon existence. Je ne cherche pas à cloisonner l'un par rapport à l'autre parce que cela n'a aucun sens. Je cherche à construire un monde qui ne soit pas trop éloigné de la conception que j'ai de la vie et de la société. Mais je respecte le pluralisme, l'expression démocratique, la laïcité. Je pense qu'il n'est pas indifférent que, moi qui suis catholique, j'ai joué un rôle important dans l'émergence de l'islam de France. Je crois que cette tension est positive et qu'elle a une signification chrétienne, même si je n'en connaîtrai la pleine mesure qu'à la fin des temps.

Chers amis, ne cédez pas au terrorisme de la pensée unique. Ne vous laissez pas moquer, diffamer, parfois insulter. La laïcité vous reconnaît un droit : celui de croire.

Si vous croyez, vous devez parler, prendre parti, partager. Vous devez le faire non pour dominer mais pour montrer que dans ce monde si impitoyable, espérer est moins impossible que désespérer. Je crois à la vertu de l'exemplarité. Je crois par dessus tout que l'homme doit mettre sa liberté au service d'une aspiration plus grande que lui.