20/06/2002 - COMOR

20 juin 2002

Intervention de Monsieur Nicolas Sarkozy, Ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales


Monsieur le Recteur,
Messieurs les Présidents,
Madame,
Messieurs,

J'ai souhaité vous réunir aujourd'hui, au sein de la COMOR, après vous avoir rencontrés séparément. Ces premiers contacts individuels me paraissaient nécessaires, et en effet ils l'étaient. Je crois que nous avons commencé à apprendre à nous connaître, ce qui est indispensable si nous voulons travailler ensemble.

L'islam est une religion de portée universelle. Son apport spirituel, intellectuel et culturel à l'histoire de l'humanité est incontestable. Il est la deuxième religion de France. C'est aussi une religion qu'il faut saisir dans sa diversité : sur ce point, nos entretiens ont été pour moi très fructueux. Je voudrais vous dire tout de suite combien j'ai apprécié la qualité de nos échanges et votre volonté de construire l'islam de France et non l'islam en France.

Quant à moi, j'espère vous avoir convaincus, au travers de nos échanges, de mon intention d'être pour vous un interlocuteur amical, disponible et respectueux, en particulier pour combattre les amalgames dont je ne tolérerai pas que vous soyez victimes. J'ai invité à notre rencontre M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales. Il participera à nos travaux et sera lui aussi, croyez-le bien, un interlocuteur précieux.

Aujourd'hui se trouve d'abord posé le problème des élections du 23 juin, qui doit aboutir à désigner les membres du conseil français du culte musulman.

Nos discussions m'ont montré que chacun d'entre vous souhaite ou comprend le report de ces élections, non pas pour des raisons dilatoires, mais parce que de réels problèmes existent : à la fois sur l'organisation technique des élections et sur le statut du conseil français du culte musulman. Or, ce statut est le préalable impératif aux élections : comment pourriez vous voter sans le connaître ?

Ce qui est important dans notre réunion de ce jour, c'est en fait de s'engager ensemble, maintenant que les échéances politiques nationales sont derrière nous, sur la poursuite du processus et sur les conditions de celui-ci.

Certains d'entre vous se sont interrogés sur la volonté du  nouveau gouvernement  d'aller de l'avant ; cette question est bien sûr naturelle dès lors qu'un changement politique fort est à l'œuvre, une véritable alternance. La presse s'est fait l'écho de vos questions et de vos débats. La communauté musulmane a fait part de son inquiétude quant à l'avenir du processus. Je souhaite vous apporter aujourd'hui les éléments de réponse qui permettront de tracer clairement le cadre du travail dont vous avez collectivement la responsabilité, avec l'aide des pouvoirs publics.

1. Je voudrais vous dire en premier lieu que je mesure le travail qui a été accompli depuis deux ans.

Ce travail, je l'ai vu d'abord au travers de signes administratifs : le grand nombre de réunions auxquelles vous avez participé, les documents que vous avez élaborés, les structures que vous avez créées. Nous en sommes aujourd'hui à la 37ème réunion de la commission-organisation (COMOR) et ces réunions ont été précédées et suivies de beaucoup d'autres, en formation plus restreinte. Dans 25 régions, des comités régionaux électoraux ont été créés, vos représentants y ont participé, les lieux de culte ont été répertoriés, des listes de délégués – qui ont payé leurs cotisations – et de candidats ont été constituées. Dans les régions, 25 fonctionnaires, correspondants de l'administration, ont également consacré du temps au processus. Sur des sujets importants, qui concernent la pratique quotidienne du culte, vous avez dressé un état des lieux et proposé des pistes de solution : je pense par exemple à l'Aïd-el-Kébir, au pèlerinage, aux lieux de culte et encore bien d'autres sujets.

Ce travail ne serait toutefois rien s'il n'avait pas produit des fruits sur le fond. J'en vois au moins trois.

Le premier, c'est qu'au travers de ces multiples réunions, vous avez appris à vous connaître et à mettre vos différences au service de l'enrichissement mutuel plutôt qu'à celui de la division. Tous, vous m'avez dit combien ces mois de concertation au sein de la Consultation vous avaient permis de vous apprécier malgré les difficultés qui sont inhérentes à la force de vos convictions. Dans la même ligne, je note que votre travail a permis à l'administration, pas seulement au ministère de l'intérieur, mais sur le plan interministériel, ainsi qu'au plan local par l'intermédiaire des correspondants régionaux, de vous découvrir et de se convaincre de la capacité de l'islam à s'intégrer dans le cadre des valeurs de la République. C'est un travail de terrain qui aura des effets sur l'ensemble du territoire, notamment auprès des collectivités locales.

Le deuxième acquis, c'est que, malgré les difficultés, vous avez réussi à vous accorder sur un certain nombre de points fondamentaux. Je pense plus particulièrement au document que vous avez approuvé le 28 janvier 2000, qui confirme que le culte musulman est compatible avec les principes qui régissent, en France, la place des cultes et la liberté de religion. Je pense aussi à l'accord-cadre de juillet 2001 sur le principe de la création d'une instance représentative du culte musulman. Ce principe, je le soutiens : il n'y a aucune raison pour que l'islam soit une religion clandestine. Il a sa place dans la République aux côtés des autres religions. Le Président de la République, qui vous a reçu dans la même formation qu'aujourd'hui après les évènements du 11 septembre, a la même opinion.

Le troisième acquis qui m'apparaît avec évidence, c'est l'intérêt et l'attente que ce processus a créés autour de vous.

L'attente, c'est celle de la communauté musulmane de France. Les faits sont là : plus de 80% des lieux de culte ont souhaité participer au processus électoral et plus de 4 000 délégués ont été désignés pour ce faire. C'est pour moi une donnée essentielle.

L'intérêt, c'est celui de nos partenaires européens qui nous regardent avec attention. C'est celui des responsables des autres grandes religions de notre pays : ils m'ont dit ou fait savoir qu'ils étaient attentifs au processus ; ils espèrent que l'islam pourra bientôt, sous une forme ou sous une autre, joindre sa voix aux débats fondamentaux qui traversent notre société et auxquels les religions doivent participer. L'intérêt, c'est enfin celui de tous nos concitoyens musulmans et non musulmans. Ils voient dans la création d'une instance représentative de l'islam de France un vecteur d'intégration.

Parce qu'il a été déclenché et mené dans un autre contexte politique, je pourrais laisser périr ce travail accompli. Ce n'est nullement mon intention.

2. Je souhaiterais maintenant faire le point sur les éléments de consensus qui se sont dégagés des rencontres individuelles que j'ai eues avec vous.

Je crois qu'il y en a deux.

Premièrement, la nécessité de créer une instance représentative du culte musulman ne fait l'objet d'aucune contestation.

L'islam est la deuxième religion de France : comme toutes les autres grandes religions de notre pays, elle a besoin d'une instance représentative grâce à laquelle elle pourra discuter avec les pouvoirs publics et l'ensemble de la société. Les musulmans sont légitimes à demander cette instance, ne serait-ce qu'à titre symbolique.

Ils le sont également au titre des questions pratiques qui se posent aux fidèles musulmans dans la pratique quotidienne de leur foi.

Certes, la loi de 1905 fixe un principe de neutralité de l'Etat à l'égard des cultes, qu'on appelle aussi principe de séparation. Mais elle garantit également, dès son article premier, la liberté de conscience et le libre exercice du culte qui permet aux convictions religieuses de s'exprimer dans l'espace public, sous la seule réserve du respect de l'ordre public. La liberté de conscience n'est en effet qu'une coquille vide si elle ne s'accompagne pas de la possibilité de pratiquer librement et publiquement sa religion.

Contrairement à certaines visions dépassées ou mal comprises de la loi de 1905, la République laïque n'est pas indifférente aux cultes, pas plus qu'elle ne les condamne à la clandestinité. Sans encourager ni critiquer, elle doit pouvoir dialoguer avec les religions pour créer les conditions juridiques les plus adéquates permettant l'observation des pratiques religieuses, des fêtes et des prescriptions alimentaires dans le respect de la loi comme dans celui des convictions.

Or sur ce point, l'islam est dans une situation inégale par rapport aux autres religions : du fait de l'absence d'instance représentative, un certain nombre de questions touchant à l'exercice même de la liberté religieuse demeurent sans réponse.

Pour toutes ces raisons, une instance représentative doit voir le jour. Depuis plusieurs années, bien au-delà des alternances politiques, l'Etat partage la même analyse et ma conviction personnelle est tout à fait dans le même sens.

Second point de consensus : il faut une part de processus électif pour la désignation des membres de cette instance représentative. Même si la nomination ou la cooptation ont aussi leur place, s'agissant de la représentation du culte, l'élection est en 2002 la procédure naturelle.

Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que, dans les projets antérieurs de création d'une instance représentative, c'est la voie de la nomination ou de la cooptation qui avait été retenue. Dans le processus actuel, c'est la voie du scrutin qui a été choisie. Pour l'Etat, comme pour chacun d'entre vous, c'est une voie plus difficile : il est toujours plus simple de désigner quelques personnalités ad hoc.

Pour ma part, je pense qu'il faut conserver le principe d'un processus électoral, du moins pour partie.

J'observe d'abord que c'est vous qui avez choisi la voie des élections par l'accord-cadre de juillet 2001. A chacun d'entre vous, j'ai posé personnellement la question : vous souhaitez conserver ce principe.

J'observe ensuite que cette voie est la seule qui permette de fonder une représentativité indiscutable du conseil français du culte musulman.

Je constate enfin que ce processus a suscité un grand intérêt de la part de la communauté musulmane. Cette attente ne doit pas être déçue.

Je voudrais ici ajouter que le processus électoral me paraît être une clé de la capacité de l'instance représentative du culte musulman à faciliter l'intégration de la communauté musulmane dans la République française.

Si ce processus parvient à son terme, le fait est que l'islam sera en effet dans ce pays la religion qui se sera volontairement soumise aux règles démocratiques les plus transparentes et les plus exigeantes : dans le monde entier, ce sera une signature spectaculaire pour cet islam de France que j'appelle de mes vœux et un signe de modernité et de vitalité qui aura beaucoup d'effet sur l'intégration.

Je n'ai sans doute pas besoin d'insister sur le fait que l'intégration de la communauté musulmane est une nécessité absolue pour la République. J'y suis particulièrement attaché car j'ai bien compris que certains membres de la communauté musulmane sont inquiets : inquiets par les amalgames qui ont suivi le 11 septembre, inquiets par la tentation de certains de désigner votre communauté comme le bouc émissaire de l'insécurité.

Je sais que vous vous êtes élevés avec la plus grande fermeté contre la multiplication des actes antisémites qui se sont produits dans notre pays. Je sais aussi que les Français d'origine immigrée, et notamment les musulmans, sont eux-mêmes victimes d'actes ou de propos racistes, sans parler de ce racisme du quotidien qui constitue un tel frein à l'intégration. L'islamophobie, comme l'antisémitisme, porte atteinte à la paix civile et  à nos valeurs. Ils doivent être et seront combattus avec la même fermeté, je vous le redis aujourd'hui avec la plus grande détermination.

3. Les points de consensus toutefois, je ne les mettrai pas en œuvre dans n'importe quelles conditions.

Ma première condition sera incontournable et je la formule en reprenant à dessein une formulation qui vous est chère : je ne laisserai pas l'intégrisme s'asseoir à la table de la République.

Je n'ai certes pas à porter de jugement sur vos convictions religieuses, ni sur les préceptes moraux qui en découlent : le principe de laïcité me l'interdit et ma conscience personnelle également. Je n'ai pas davantage peur de l'orthodoxie : c'est le choix et la liberté de chacun.

Mais ma responsabilité d'élu et de ministre est d'empêcher la République de se porter caution de l'intégrisme : l'intégrisme isole, empêche l'épanouissement individuel, divise la société. Il peut avoir des conséquences dramatiques.

Je sais bien que la définition de l'intégrisme est difficile : mais cette difficulté est bien souvent une excuse pour fermer les yeux et ne pas entreprendre les actions risquées.

Pour ma part, la définition s'impose d'elle-même : est intégriste celui qui s'oppose à l'application des principes essentiels de la République. Toutes les religions de ce pays sont parvenues à concilier la force de leurs convictions, le libre exercice des cultes et le respect des principes fondamentaux. Certains compromis ont été nécessaires, mais les valeurs essentielles n'ont jamais été menacées. L'islam peut suivre la même voie : je sais que c'est votre souhait et je m'engage à le rendre possible.

Ma deuxième condition, c'est que l'Etat ne peut garantir la transparence des élections que si les conditions juridiques et techniques sont parfaitement réunies. Il est évident qu'elles ne le sont pas aujourd'hui. En particulier, les statuts de la future instance représentative ne sont pas prêts, il y a eu peu de travail sur ce point alors qu'il s'agit évidemment d'un préalable absolu. J'ignore le temps qu'il nous faudra pour parvenir à un accord sur ces statuts. Ce sera une priorité de nos travaux.

Ma troisième condition est que je ne suis pas suffisamment attaché au processus actuel pour y risquer votre division.

Je vous l'ai dit précédemment : même si ce processus a été lancé par le précédent gouvernement, je suis favorable à la création d'une instance représentative et je pense qu'elle doit procéder d'une élection démocratique, au moins pour une part.

Parce que les enjeux vont au-delà des querelles politiques, j'aurais bien voulu que le 23 juin soit notre cinquième tour électoral de l'année 2002… A défaut, j'aurais aimé pouvoir dire à la communauté musulmane que les élections auront lieu à une date rapprochée.

Mais les faits sont là, rétifs aux efforts les plus intenses : il n'y a plus aujourd'hui d'accord entre vous pour mener à terme le processus dans les conditions initialement prévues.

Je sais bien que la création d'une instance représentative des musulmans de France suppose des compromis. Le consensus ne peut et ne pourra pas être systématiquement atteint sur tous les préalables nécessaires à sa constitution.

Mais les divergences qui ressortent des consultations que j'ai menées sont trop profondes pour envisager la poursuite du processus dans sa configuration actuelle : l'accord sur la liste des lieux de culte est fragilisé, la base électorale retenue est contestée, il n'y a plus d'accord sur le profil du conseil représentatif que d'aucuns voudraient voir davantage élargi aux femmes ou aux représentants de l'islam associatif et culturel.

Sur tous ces points, je n'ai ni a priori ni réponse. Mais ma conviction, c'est que la création de l'instance représentative n'aurait aucun sens si certains d'entre vous ne s'y sentaient pas représentés dans une juste proportion.

Dans un climat de sérénité et sans précipitation, il faut donc poursuivre les travaux. Je suis prêt à entendre vos propositions ou à en faire afin que soient mieux conciliées une désignation démocratique des membres du conseil représentatif, espérée par la communauté musulmane, et la juste représentativité de chacun. Je pense notamment à la place qui pourrait être faite aux grands lieux de culte et aux personnalités religieuses dont la présence est utile dans un organisme en charge de représenter le culte. L'essentiel est de garder le cap et de l'atteindre ensemble.

Devant vous aujourd'hui, je m'engage donc :

 - à poursuivre le processus de création d'une instance représentative des musulmans de France ;

 - à conserver un caractère largement démocratique à ses modalités de désignation ;

 - à rechercher les voies d'une juste représentativité de l'ensemble des composantes des fidèles musulmans de France ;

 - à vous garder toujours ouvertes les portes de ce ministère et de nos bureaux, celui de Patrick Devedjian et le mien, afin que le dialogue ne soit jamais rompu.

Je vous fais, je crois, une proposition sage et raisonnable. Mon souhait le plus sincère serait qu'elle recueille votre approbation unanime.