11.02.2004 - Bilan des actions de coopération internationale

11 février 2004

Audition de M. Nicolas SARKOZY devant la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée Nationale sur les actions de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme et l'immigration illégale


Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,

Vous m'avez invité, et je vous en remercie, à m'exprimer devant vous sur le terrorisme et l'immigration. C'est sans doute inhabituel pour vous d'accueillir un ministre de l'Intérieur. Au regard des objectifs qui me sont assignés dans ces deux domaines, il est pourtant indispensable que je mène une action internationale, et donc que j'en rende compte devant vous. C'est là ma réponse à ceux qui pourraient être choqués par le fait que soient associés les deux termes de terrorisme et d'immigration : dans les deux cas, seule une coopération internationale approfondie peut être efficace.

Je dissocierai néanmoins les deux questions.

Même si le terrorisme auquel nous sommes confrontés revêt plusieurs formes, je ne reviendrai pas sur le terrorisme intérieur qu'est le terrorisme corse. Je rappellerai simplement que pour arrêter Yvan Colonna, l'assassin présumé du Préfet Erignac, nous avons dû "fermer des portes", c'est-à-dire vérifier la pertinence de certaines pistes. Pour cela, la direction centrale de la police judiciaire a multiplié les missions à l'étranger, en s'appuyant pour cela sur notre réseau de policiers postés dans 97 pays.

Le terrorisme basque appelle évidemment une coopération internationale. Celle que nous menons avec l'Espagne est exemplaire. Les Espagnols savent, eux, plus que d'autres, que la menace terroriste pèse sur eux de manière permanente. 816 Espagnols ont été assassinés en une trentaine d'années.

Dois-je rappeler qu'une tentative d'attentat contre le Roi d'Espagne avait été préparée en 1992, et que le Président AZNAR, a échappé de justesse à la mort en 1995 ?

La coopération franco-espagnole s'est mise en place progressivement et, oserais-je le dire, lentement. Sans vouloir dénier à quiconque ses mérites, je me dois de souligner que, dans l'histoire de la lutte contre le terrorisme basque, M. Charles Pasqua, en 1986, a joué un rôle particulier en donnant l'instruction à la police française d'engager des actions véritablement répressives contre l'ETA en France. C'est à partir de ce moment-là que la France a véritablement pris fait et cause contre le terrorisme basque.

Aujourd'hui, je peux affirmer que ce que font les services français en cette matière n'a jamais eu aucun équivalent ailleurs, même lorsque l'Europe a été victime de l'ultra-gauche terroriste dans les années 1980. Les services français avaient alors substantiellement aidé les services italiens contre les Brigades Rouges et les services allemands contre la Fraction Armée Rouge. Pourtant, cet effort n'est en rien comparable avec la collaboration que nous menons avec les Espagnols dans la lutte contre l'ETA.

Car nous avons compris une chose. Par principe, le problème de l'ETA n'est pas seulement le problème de l'Espagne. En outre, nous savons que des Français combattent depuis plusieurs années dans les rangs de l'ETA Militaire, que les terroristes sont dispersés dans toute la France, et aussi en Europe.

J'ai donc exigé à mon arrivée au ministère de l'Intérieur que la coopération entre les services français, Police judiciaire et Renseignements généraux, soit totale et permanente, et que les échanges d'informations soient les plus fluides possible entre les services français et espagnols. Les échanges sont donc permanents entre la Police judiciaire, les Renseignements généraux, le Commissariat Général à l'Information (CGI) et la Guardia Civil. Pour cela, des officiers de liaison français sont postés à Madrid, et nous accueillons en permanence une importante délégation espagnole dans les bureaux de l'Unité de Coordination de la Lutte Antiterroriste, avec des officiers de liaison issus du CGI et de la Guardia Civil.

Les réunions de travail avec les services espagnols sont très fréquentes pour la préparation d'opérations conjointes. Nos analyses sont communes, notre compréhension du phénomène est partagée, nous décidons ensemble nos objectifs. Nos opérations, notamment de filature, sont menées en commun, nous mutualisons nos moyens, nos magistrats se coordonnent. C'est un travail de fourmi qui se fonde sur la confiance entre les services.

En travaillant ainsi étroitement avec Angel Acebes, mon collègue espagnol, nous avons eu des résultats : en 2003, nous avons arrêté en France 56 membres ou sympathisants de l'ETA dont 36 ont été mis en prison, parmi lesquels Juan Ibon Fernandez Iradi dit "Susper", et Gorka Palacios Alday dit "Andoni". 53 véhicules automobiles utilisés par l'organisation ont été découverts, ainsi que 14 refuges clandestins. L'exploitation des documents découverts en France a permis la réalisation de nombreuses opérations en Espagne, dont l'interpellation d'au moins 76 personnes parmi lesquelles 42 ont été écrouées. A ce jour, ce sont au total 127 individus dont 108 ressortissants espagnols membres d'ETA militaire qui sont incarcérés en France. L'année 2004 ne commence pas mal, puisque deux membres de l'ETA ont été interpellés lundi près de Cognac dans une fourgonnette volée transportant 32 kilos d'amonal (explosif), six de poudre, des grenades, neuf détonateurs, une mitraillette, deux lance-grenades, quatre caisses de cartouches et deux pistolets.

Ce travail en France a contribué à limiter les attentats terroristes en Espagne et à épargner ainsi des vies humaines, puisque le nombre de tués en 2003 (3) est le plus faible depuis 1973, après deux années noires. Et en décembre, grâce à des informations livrées par les services français, la police espagnole a pu éviter un probable carnage à la gare de Madrid.

La lutte contre le terrorisme islamiste passe évidemment par une coopération internationale approfondie. Le 11 septembre 2001 a été un choc pour la communauté internationale du renseignement, qui jusqu'alors n'était pas totalement mobilisée sur le terrorisme islamiste, loin s'en faut. Le premier attentat contre le World Trade Center de 1993 à New-York a été résolu et ses auteurs arrêtés, sans qu'un travail en profondeur consécutif soit entrepris sur la mouvance islamiste. Il faudra attendre les deux attentats commis contre leurs ambassades en 1998 pour que les Américains se mobilisent contre Oussama Ben Laden et ses séides.

 Le renseignement français de son côté a été confronté au terrorisme islamique dès 1993 avec nos premiers ressortissants assassinés par le GIA en Algérie. Il découvre aussi des filières afghanes dès 1994 avec l'attentat de Marrakech commis par une équipe de jeunes franco-marocains venus de France et dont la majorité était allée s'entraîner en Afghanistan. Le côté international du terrorisme est encore confirmé par les attentats que notre pays a connu en 1995. Nous étions donc conscients de l'utilisation par la mouvance islamiste radicale de zones ou de pays hostiles (Afghanistan) et d'autres où aucune autorité ne s'exerçait (Cachemire, Bosnie, Tchétchénie, Nord de la Géorgie, certaines zones de l'Asie du Sud-est, et plus tard Kurdistan irakien).

A partir de ce moment, l'effort des services et de la justice française s'est amplifié aux fins de détecter les jeunes qui allaient s'entraîner dans ces zones et surtout ceux qui en revenaient, tâche au demeurant très difficile. On peut évaluer à environ 200 le nombre de jeunes concernés depuis le début des années 90, sur un chiffre global de plusieurs dizaines de milliers à travers le monde.

Depuis le printemps 2002, 7 attentats commis dans diverses parties du monde (Tunisie, Pakistan, Yémen, Indonésie, Arabie saoudite, Maroc, Irak) ont entraîné la mort de 23 de nos compatriotes et en ont blessé de nombreux autres. Le dernier en date, le 5 janvier 2004, le mitraillage sur l'autoroute reliant Bagdad à la Jordanie à proximité de Fallouja d'un groupe d'occidentaux s'est soldé par la mort de deux de nos compatriotes. La pression constante exercée par l'ensemble des pays occidentaux sur la mouvance salafiste, les interpellations récurrentes en Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie et sur le territoire national ne sauraient être étrangères à cette situation.

C'est pourquoi des informations récentes émanant des autorités américaines faisant état de menaces ont entraîné des mesures de sécurité renforcées portant sur certains vols internationaux de la compagnie Air France assurant les liaisons Paris-Los Angeles et New-York-Paris pour la période du 23 décembre 2003 au 21 janvier 2004, ainsi que sur les vols Paris-Washington des 1er et 2 février 2004, certains d'entre eux étant annulés.

Face à la menace, les services français maintiennent donc une forte pression sur la mouvance islamiste opérant sur notre sol ou les Etats environnants et leur action a permis de procéder au démantèlement de plusieurs réseaux. Depuis mai 2002, 124 personnes ont été interpellées, dont 50 ont été incarcérées consécutivement à ces enquêtes. Je rappelle les principales arrestations de militants islamistes depuis mai 2002 :

- en novembre 2002, démantèlement de la cellule familiale de soutien logistique à Nizar NAOUAR, auteur de l'attentat contre la synagogue de Djerba (Tunisie), qui était implanté en région lyonnaise et à Paris.

- En novembre 2002, arrestation des membres de la structure de soutien au "Groupe Salafiste pour la Prédication et le combat" (G.S.P.C. algérien), constitué autour de Redouane DAOUD en région parisienne.
- Poursuite des arrestations des militants appartenant au réseau "MELIANI" (groupe de Francfort), qui formentaient un attentat contre la cathédrale ou le marché de Noël à Strasbourg, en décembre 2000.

- Démantèlement en décembre 2002, à la Courneuve et Romainville (Seine-Saint-Denis) de "jihadistes" de la filière tchétchène" qui envisageaient de commettre des attentats contre les intérêts russes à Paris.

- Le 1er juin 2003, interpellation à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle de Karim MEDHI qui projetait de commettre des attentats sur l'île de La Réunion.

- Le 3 juin 2003, arrestation de Christian GANCZARSKI sur le même site aéroportuaire en provenance d'Arabie Saoudite, qui était en relation avec des membres importants d'Al Qaïda.

- le 18 octobre 2003, interpellation du ressortissant français converti à l'islam Willy BRIGITTE, membre de la filière afghane, qui entretenait des relations en Australie avec des personnes préparant des actions terroristes sur l'île-continent.

La coopération prend plusieurs formes : bilatérale, avec des partenaires évidents comme nos voisins ou comme les Etats-Unis –je recevais mercredi dernier M. Robert Mueller, le Directeur du FBI-, mais aussi avec d'autres pays qui en ont souffert ou souffrent particulièrement, comme l'Algérie, le Maroc, la Tunisie ou l'Egypte. Nous devons être encore plus performants et rapides dans nos échanges d'informations. Avec mes quatre collègues ministres de l'Intérieur du G5 (je reviendrai plus tard sur ce groupe), nous avons décidé que les chefs de nos services antiterroristes confronteraient régulièrement à 5 leurs informations et leurs analyses sur l'évolution de la menace terroriste. Sont abordés les bilans précis des investigations en cours comme pour les attentats de Casablanca et d'Istanbul, afin de mettre à jour des soutiens logistiques, voire des complicités, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne et en France.

Cette enceinte opérationnelle se doit également d'être prospective et, à ce titre, elle permet l'échange d'informations sur des militants ayant séjourné dans les camps de la zone pakistano-afghane, d'Asie du sud-est ou en Tchétchénie. Nous voulons ainsi détecter les éléments les plus radicaux susceptibles, lors de leur retour dans l'un des pays du G5, d'y développer des groupes logistiques voire même de passer à l'action. Seront également abordés à l'avenir les thèmes du recrutement des futurs jihadistes au sein des établissements pénitentiaires et de la sécurisation des documents d'identité.

De même, j'ai convaincu nos 3 partenaires principaux de la rive sud de la Méditerranée occidentale (Maroc, Algérie, Tunisie), d'échanger leurs informations plus directement et plus régulièrement avec l'Espagne, l'Italie et la France. Une réunion des ministres dans ce format restreint (3+3) se tiendra d'ailleurs prochainement.

Cette action a un coût : 750 agents de la Direction centrale des renseignements généraux et 153 agents de la Direction centrale de la police judiciaire (Division nationale anti-terroriste) travaillent sur le terrorisme, pour un budget de près de 6 millions d'euros.

Concernant la direction de la surveillance du territoire, ce sont 40% de ses agents qui sont affectés à la lutte contre le terrorisme.
Pour terminer sur le terrorisme, deux exemples actuels de notre coopération démontrent que seule une réponse collective peut permettre d'enrayer ce phénomène :
- la sécurisation de certains vols commerciaux au départ de Paris et à destination des Etats-Unis (Sky marshall) : nous avons pu dégager les ressources et les compétences pour répondre aux demandes américaines.
- nos efforts pour renforcer la sécurisation des titres de transports par les techniques biométriques. L'application de la biométrie est capitale dans la lutte contre le terrorisme. Le Conseil JAI a adopté en décembre dernier le principe de l'introduction de données biométriques dans les visas Schengen et les titres de séjour européen. Deux données ont été retenues : l'image de face et deux empreintes digitales, qui seront stockées dans une puce. Une base de données européennes des visas sera créée. J'ai plaidé pour que ces éléments biométriques soient introduits dans les passeports, et la Commission devrait faire une proposition en ce sens.

Pour ce qui est de l'immigration, il faut se rendre à l'évidence : l'Europe est un espace de prospérité dont l'attrait sur les populations des pays les moins favorisés est immense. Il est entretenu par les médias jusque dans les parties les plus reculées du monde. Les candidats à l'émigration aspirent également à vivre dans des pays où l'expression est libre, l'initiative individuelle possible, les libertés politiques et individuelles garanties.
La vérité est que si nous étions à leur place, nous ferions comme eux.

En matière d'immigration illégale, rien ne peut se faire sans la coopération des pays sources. Nous devons bâtir avec eux des relations apaisées et sereines. C'est là le défi, car malgré leur bon vouloir, les dirigeants de ces pays sont soumis à des contraintes fortes, liées notamment à leur opinion publique.

C'est ainsi que je me suis rendu en Roumanie, en Bulgarie, au Mali, dans les trois pays du Maghreb et, récemment, en Chine, en Egypte et au Sénégal. Avec ces pays, ma démarche a toujours été la même : conclure des accords pragmatiques et équitables pour mieux lutter contre l'immigration clandestine et favoriser le codéveloppement. Au Sénégal, par exemple, j'ai obtenu des engagements quant au nombre annuel des réadmissions en échange de la mise en place d'un fonds de solidarité prioritaire permettant de valoriser l'épargne des ressortissants sénégalais en France et d'un engagement français d'autoriser chaque année 1 500 jeunes Sénégalais à travailler en France pendant 18 mois dans des conditions simplifiées.

Ces accords sont fondés sur un principe d'égalité de responsabilités entre les pays d'origine et les pays de destination. C'est avoir peu de considération pour ces pays que de trouver normal le décalage entre le nombre de visas délivrés à leurs ressortissants et le nombre de laissez-passer consulaires délivrés pour les retours forcés : en 2002, la Chine nous a délivré 140 laissez-passer consulaires alors que la France a délivré 110 000 visas.

En ce qui concerne la construction communautaire, et eu égard aux dysfonctionnement de l'Europe à 15 et bientôt à 25, j'ai estimé indispensable la constitution d'un "groupe des cinq", fondé sur des relations personnelles et réunissant régulièrement les ministres de l'Intérieur français, allemand, britannique, espagnol et italien. Il ne s'agit pas de négliger les Etats moins importants, mais de tenir compte d'une réalité : ces cinq pays représentent 80 % de la population communautaire et sont les principaux pays exposés aux enjeux de l'immigration. Ensemble, nous préparons des initiatives afin qu'elles soient avalisées par le Conseil JAI : l'harmonisation des conditions de ressources pour l'entrée et le séjour dans la zone Schengen, le choix des techniques biométriques pour les visas Schengen, la liste des pays sûrs. Par ailleurs nous avons engagé une coopération opérationnelle dans la lutte contre les filières criminelles d'immigration clandestine. Nos services d'investigation travaillent ainsi ensemble sur les filières chinoises, africaines et est-européennes.

Nous nous réunissons la semaine prochaine en Allemagne et je ferai de nouvelles propositions à mes collègues.

Par ailleurs, dès cette année, et en application de la loi sur la maîtrise de l'immigration, que vous avez votée, trois de nos consulats à l'étranger au moins seront équipés pour prendre les empreintes digitales des titulaires de visas. Cette expérimentation impliquera également la plate-forme aéroportuaire de roissy et deux postes de police et de gendarmerie. Un comité de pilotage Intérieur-Affaires étrangères est en cours de constitution.

Enfin, je vous indique que nous sommes en train d'organiser le retour des trois premiers Irakiens qui souhaitent revenir dans leur pays, avec la collaboration de l'Office des migrations internationales et de l'Organisation internationale des migrations.

Ce travail n'est pas vain. Il complète le travail  législatif que vous avez fait et les efforts de modernisation et de remobilisation des services des préfectures et de la police.

Je peux ainsi donner les premiers résultats de l'application de la loi sur la maîtrise de l'immigration promulguée le 26 novembre 2003. Après la période de rodage de décembre, nécessaire à l'instruction des préfectures et des services de police et de gendarmerie, le mois de janvier est en effet le premier au cours duquel la loi aura été pleinement appliquée. Les résultats sont spectaculaires : au mois de janvier 2004, nos forces de police ont procédé à l'éloignement effectif de 1 190 étrangers en situation irrégulière, soit une augmentation de 36,2% par rapport à janvier 2003 (874 éloignements).

Je vous remercie de votre attention ./.