01.12.2003 - Colloque : L'intelligence économique

1 décembre 2003

Intervention de Monsieur Nicolas SARKOZY Ministre de l'Intérieur, de la Sécurité Intérieure et des Libertés locales - Colloque L'Intelligence économique Paris - Lundi 1er décembre 2003


Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux et honoré de participer à ce débat sur l'intelligence économique car il est temps que chacun prenne conscience des enjeux concrets que recèle ce concept.
Et, il est temps qu'après des tentatives avortées et quelques années d'inaction quasi totale dans ce domaine, une politique nationale d'intelligence économique soit relancée. C'est ce qu'a décidé le Premier ministre.
Lorsque celui-ci, le 2 janvier dernier, a chargé Bernard CARAYON de lui faire des propositions pour valoriser l'intelligence économique en France, de nombreuses personnes ont certainement pensé qu'il s'agissait d'un rapport supplémentaire sur un concept théorique. L'enjeu, en fait, est considérable pour notre économie, et pour le rang de notre pays.

Il est vrai, et le rapport de Bernard CARAYON le montre bien, que la définition de "l'intelligence économique" navigue entre deux écueils.
Le premier est de concevoir l'intelligence économique de manière trop générale, et à force de vouloir être consensuel de rester à des niveaux de réflexion qui sont voués à ne pas avoir de portée pratique.
Le deuxième est de ramener l'intelligence économique à l'espionnage industriel, et de réveiller ainsi les vieilles images des "barbouzes".

Gardons-nous de ces deux extrêmes pour revenir à la réalité, et plus simplement aux termes employés par le Premier ministre : les acteurs économiques ont besoin d'informations fiables et prospectives, et ils doivent pouvoir se prémunir contre des accès non souhaités à leur propres données.
En d'autres termes, l'intelligence économique c'est d'une part de l'information stratégique économique, d'autre part de la sécurité économique. J'ajouterai un complément qui me semble important : une capacité à analyser l'information pour faire les choix, les choix de l'entreprise, les choix des collectivités locales et les choix de l'Etat.
Force est de constater qu'il n'y a pas aujourd'hui de politique française d'intelligence économique, et au-delà que son principe même est mal compris.
Naturellement, et vos débats l'ont rappelé, pendant trop longtemps chacun a considéré que l'économie était l'affaire du privé, tandis que l'intérêt général était l'affaire du public. Et les nationalisations n'ont pas dérogé à la règle puisqu'elles n'étaient légitimées que par la nécessité de protéger nos grandes industries dites stratégiques. A force de s'ignorer, les uns et les autres se sont parfois méprisés.

Et pourtant, je l'ai déjà dit, cela n'a pas de sens. L'Etat doit créer les conditions du développement économique et les entreprises doivent participer à l'intérêt général. Il y a bien un intérêt commun : la prospérité de la France et des Français. La compétitivité, le rayonnement, le progrès ne sont pas des "gros mots". Ce sont au contraire des ambitions légitimes dans un pays qui veut donner à ses habitants l'espoir d'un avenir toujours meilleur.

J'ajoute que la définition d'une politique d'intelligence économique suppose deux préalables : que nous nous mettions d'accord sur ce qui est stratégique pour l'avenir de la France et que tous les services publics coopèrent en ce sens dans un partenariat organisé avec les entreprises.

Sur ce dernier point, vous le savez, il y a encore beaucoup à faire. Plusieurs ministères et plusieurs services sont concernés. Je pense naturellement aux Finances et à l'Industrie, à l'Agriculture, à la Défense et bien sûr à l'Intérieur. Chacun répugne souvent, au sein même de son propre ministère, à communiquer des informations, à partager ses bases de données et même à respecter des priorités communes. Le Gouvernement a fortement progressé dans ce domaine en prévoyant par exemple la constitution des pôles régionaux qui rassembleront plusieurs services. Et j'ajoute aussi que les ministères seront obligés de progresser grâce à la loi d'orientation relative aux lois de finances (LOLF). Mais les frilosités culturelles sont encore bien ancrées.
Il est heureux que des organisations comme l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN) et l'Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (IHESI) parviennent à ébrécher ces cloisons en montrant combien la défense et la sécurité sont des questions qui dépassent la sphère de tel ou tel ministère et même de l'Etat.

S'agissant de l'identification des enjeux stratégiques, cela suppose un vrai débat de société qui s'engage au plus près du terrain. Chacun perçoit bien que le risque est que tout soit considéré comme stratégique, et donc que rien ne le soit.

Dans le champ de compétences qui est le mien, au Ministère de l'Intérieur, de la Sécurité Intérieure et des Libertés Locales, l'intelligence économique trouve deux applications : celle de la sécurité, et celle de l'animation des actions à conduire au plan local, c'est à dire celle de l'intelligence territoriale dans laquelle l'Etat doit aussi jouer tout son rôle.

 S'agissant de la sécurité économique, le sujet peut sembler bien connu et maîtrisé. Il s'agit de lutter contre les réseaux de criminalité organisée, et notamment les réseaux mafieux, mais également de prévenir les attaques de réseaux sur Internet ou l'infiltration d'espions étrangers dans les laboratoires de nos universités ou dans nos entreprises. Il s'agit de diffuser une culture de précaution qui n'est pas suffisamment répandue.
 Et pour cela il faut que des actions communes soient conduites entre les services de l'Etat et les professions. Il ne peut y avoir d'un côté l'Etat et de l'autre les entreprises. Pour contrer ces menaces, nous devons travailler avec  les grandes bien sûr (EDF, EADS, Bouygues Telecom), mais aussi avec les petites entreprises, celles qui se situent clairement dans des secteurs stratégiques et celles qui n'ont pas forcément conscience de s'y situer.
 Il ne faut pas sous-estimer les enjeux. Prenons l'exemple des attaques de réseaux. En 2002, 26 % des entreprises françaises déclaraient avoir été victimes de virus et 23 % d'attaques ayant entraîné une perte de services. Récemment 300 sites gouvernementaux ont été attaqués.
 Vous savez également que pour lutter contre les réseaux de financement des terroristes, les Etats Unis ont inclus le renseignement économique dans leurs priorités.

 Aujourd'hui, la Direction de la Surveillance du Territoire, ainsi que dans leur secteur d'activité les Renseignements Généraux et la Police judiciaire, ont pour mission de rechercher les activités soutenues par des puissances étrangères de nature à menacer la sécurité de notre pays. De nombreux autres services ministériels sont impliqués et tout particulièrement le Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie qui a en charge la défense économique.

 Mais, la sécurité économique ne s'arrête pas à cette seule vision défensive, elle va bien au-delà.
Et je pense notamment à la question de notre dépendance vis à vis de l'extérieur pour des activités stratégiques. L'exemple le plus connu est sans aucun doute celui de l'accès et du traitement de l'information. Le réseau INTERNET est essentiellement dominé par des entreprises américaines. Il en est de même pour les réseaux satellitaires. Qu'adviendra-t-il demain si nos intérêts ne coïncident plus ?
 Deuxième exemple, moins connu, celui des entreprises privées de sécurité. Nous ne pouvons pas ignorer les enjeux liés à ce secteur. Il existe en France autant d'agents de sécurité privés chargés de prévenir des actes de malveillance que de policiers. C'est un marché libre, en plein essor, qui touche des secteurs aussi essentiels que la protection des banques ou la surveillance de sites sensibles.
La loi du 18 mars 2003 relative à la sécurité intérieure définit précisément les tâches de ces sociétés, renforce leur professionnalisation et les conditions d'agrément ou d'autorisation. Il faut que chaque entreprise soit autorisée, que l'exercice à titre individuel soit agréé et les embauches déclarées.
Après tout, ne l'ignorons pas : les services de sécurité sont ceux auxquels les entreprises laissent les clés lorsque leur propre personnel est absent.
Pour autant, il faut savoir que ces entreprises de sécurité sont dans leur très grande majorité des entreprises étrangères. Aussi faut-il s'interroger sur l'intérêt stratégique de développer un réseau d'entreprises françaises de sécurité.

Je pense encore aux démarches de désinformation, aux actions d'influence qui sont développées soit par d'autres entreprises, soit par d'autres pays. Il nous faut nous doter des moyens d'analyser ces phénomènes et d'y faire face.
 En d'autres termes, la sécurité économiques ne se limite pas à la lutte contre les infractions et à la recherche de renseignements. Elle suppose d'évaluer les vulnérabilités économiques de notre pays, et de déterminer les axes de son développement dans les domaines scientifique, technologique, financier et commercial. Elle suppose aussi que des mécanismes de décision soient mis au point, dans le partenariat entre les autorités publiques et les responsables des entreprises.

 J'en viens à la seconde dimension de l'intelligence économique : l'information stratégique économique.
C'est une évidence les acteurs économiques ont besoin d'informations scientifiques, techniques, financières commerciales ou encore juridiques. Un sous-traitant doit être informé que son donneur d'ordre est en difficulté. Une entreprise qui développe une innovation technologique doit bénéficier de conseils juridiques pour en assurer la protection.
La compétitivité de la France n'est pas que l'affaire des entreprises. C'est aussi l'affaire des pouvoirs publics. Il n'y a pas de contradiction entre l'intérêt général, le service public, et la mise à disposition d'informations stratégiques pour le développement des entreprises. Bien au contraire. D'ailleurs, les Etats Unis - qui ne sont pas un exemple de dirigisme - ont été les premiers dans le domaine de l'intelligence économique.
 Les pouvoirs publics ne sont pas là pour freiner les projets des acteurs économiques, mais au contraire pour les accompagner.  Les collectivités locales l'ont bien compris. En développant des réseaux à haut débit, en incitant les universités et grandes écoles à s'implanter, en mettant à disposition des réseaux d'experts, elles favorisent la compétitivité des entreprises locales. C'est cela l'attractivité territoriale.
 L'Etat ne peut rester en retrait de cette problématique car l'avenir de la France est bien son affaire. Il a toute sa place pour synthétiser, coordonner, définir les stratégies et utiliser les moyens qui sont les siens. Et il doit le faire car l'information ne peut émaner des seules entreprises et collectivités locales.

L'Etat  est très riche d'informations. Dans certains domaines, il en a même l'exclusivité ou la quasi-exclusivité : je pense par exemple à la diplomatie ou à tout ce qui est militaire.
Il est le seul à disposer d'informations économiques sur l'ensemble du territoire. Il ne peut être soupçonné de vouloir influencer la concurrence locale ou entre territoires. Il est le seul à pouvoir rassembler des informations provenant d'entreprises, de collectivités, de chambres consulaires, d'universités et même d'associations. Enfin, il est le seul à pouvoir fixer avec les parties intéressées les intérêts stratégiques de notre pays. L'Etat doit donc se mobiliser d'une façon plus résolue, plus organisée au service de l'intelligence économique. En un mot, il doit trouver les modes de fonctionnement, de partage, d'analyse de l'information, qui le mettent au service du développement de nos entreprises.
 Localement, je suis convaincu que les préfets, et avec eux l'ensemble des services de l'Etat, doivent avoir un rôle beaucoup plus actif dans ce domaine pour se poser en véritables partenaires des acteurs économiques.

 Soyons clairs, beaucoup ignorent même qu'ils ont déjà pour mission l'intelligence économique au titre de la défense économique (circulaire du Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie du 14 février 2002).

 Il faut aller au-delà afin que les services de l'Etat, notamment au niveau régional, apprennent à regrouper et à diffuser l'information aux entreprises qui en ont besoin. Les administrations disposent d'une somme considérable d'informations. Mais elle est inaccessible ou laborieuse à obtenir car chacun dispose d'un petit bout d'information qu'il garde précieusement. De plus, l'information brute ne suffit pas. L'intelligence économique, ce n'est pas une addition de banques de données. Celles-ci sont d'ores et déjà disponibles. L'information doit être utilisable, analysable. Elle soit être présentée et accompagnée de telle façon qu'elle puisse permettre des décisions, pour la fabrication d'un produit, pour le lancement d'une action de recherche, pour la conquête d'un  marché.

Ce processus de réforme de l'administration territoriale est bien de la compétence des préfets. Assurer la direction des services déconcentrés est l'une de leurs premières missions. Ils devront créer un véritable réseau au sein de l'Etat mais également avec les collectivités locales, les chambres consulaires et les entreprises. Ils devront surtout être à l'écoute des entreprises pour que ce réseau corresponde bien aux besoins des entreprises et des territoires.
Cette nouvelle étape, j'ai décidé de l'engager. Au-delà des initiatives déjà prises, dans cinq régions nouvelles, l'Ile de France, la Provence Alpes Côte d'azur (PACA), Midi Pyrénées, l'Aquitaine et l'Alsace, nous lancerons une première expérience de développement de l'intelligence territoriale, dès le début de l'année 2004.
Cette expérience, nous la lançons avec l'appui méthodologique de l'Agence pour la Diffusion de l'Information Technologique (ADIT) – une entreprise publique reconnue comme le meilleur instrument de l'intelligence économique en France.
Et je nommerai dans les prochains jours, deux sous-préfets chargés de mission pour mener à bien cette opération.

 L'enjeu, vous le comprenez bien, n'est pas seulement celui d'un ministère, c'est celui de tout le Gouvernement. C'est celui de l'Etat. C'est celui de l'ensemble des Français.
 Il faut cesser avec les réticences dogmatiques ou même psychologiques à l'égard de l'intelligence économique. Souvent, ces réticences du reste sont les mêmes que celles qui se font jour dans les relations entre l'Etat et les entreprises, entre la sphère publique et le secteur privé. La France est très en retard sur ce plan. Notre économie, nos entreprises ne profitent pas de toutes les informations nécessaires à leur développement, informations qui sont pourtant disponibles. Elle n'ont pas accès aux moyens de les analyser de façon cohérente, exhaustive, stratégique. Elles n'accèdent pas aux appuis publics dont bénéficient leurs concurrentes étrangères tout simplement parce que ces appuis ne sont pas organisés.
 Et quelle soit économique, financière ou technologique, la dépendance est toujours une forme d'atteinte à la souveraineté. Si nous ne prenons pas conscience de cette vulnérabilité, nous savons que les discours les plus extrêmes, prônant le repli sur soi, trouveront du crédit auprès de nos concitoyens. C'est aussi cela qui est en jeu avec l'intelligence économique.
 Je vous remercie.