27.10.2004 - Londres

27 octobre 2004

Allocution de Dominique de Villepin, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales lors de son déplacement à Londres


Mesdames, Messieurs,
Chers amis,C'est un grand plaisir pour moi de me trouver aujourd'hui devant votre prestigieuse assemblée. C'est un immense honneur. Et je vous l'avoue : une immense surprise. Qu'est-ce qui me vaut cette distinction ? Le fait d'être Français ? Ou d'avoir écrit un livre sur Napoléon ? Peut-être simplement de m'efforcer d'être comme vous un avocat de la liberté.

Vous incarnez la tradition juridique britannique au service de la justice et de l'intérêt général. Vous êtes les garants de la règle de droit, et par conséquent du respect de la démocratie.

Même si l'esprit français est réputé pour être cartésien, je voudrais commencer par un paradoxe : jamais les valeurs démocratiques n'ont été aussi répandues, jamais elles n'ont été aussi menacées par le doute. 

Aujourd'hui en effet le nombre d'Etats démocratiques ne cesse d'augmenter :
· Depuis la chute du mur de Berlin, aucun grand bloc ne conteste plus la supériorité du modèle démocratique. Il y avait deux choix, deux modes d'organisation sociale, deux rêves politiques, il n'y en a plus qu'un.
· Du Moyen-Orient à l'Amérique latine en passant par l'Afrique, les idéaux démocratiques s'imposent chaque jour davantage comme une évidence pour les peuples. Chacun sait aujourd'hui, en tout point du monde, que la démocratie est une valeur et une chance.

Pourtant la démocratie semble confrontée à une crise de confiance au sein même des pays qui l'ont vu naître.
· Face aux menaces nouvelles du terrorisme, de la cybercriminalité ou de la prolifération, certains s'interrogent sur la capacité des régimes démocratiques à faire face. Pour garantir notre sécurité face à des ennemis qui ne respectent aucune de nos valeurs, ne faudrait-il pas alors renoncer un moment à nos principes ?
· Par ailleurs les démocraties ne semblent plus en mesure de défendre avec suffisamment de force les idéaux de justice et de liberté qui sont au cœur de leur fonctionnement. Elles voient grandir avec inquiétude cette indifférence du citoyen dont Tocqueville avait déjà diagnostiqué qu'elle représentait le péril essentiel pour la démocratie. 

Face à cette crise, la France et le Royaume-Uni ont une responsabilité particulière.
· Nos deux pays sont les pionniers de la démocratie. Le Royaume-Uni, qui dès le XIIème siècle avec la Common Law a fait de la règle de droit la pierre d'angle de son régime politique. Et la France, qui a su puiser dans la philosophie des Lumières les idéaux de 1789.
· Nos deux pays ont toujours su vaincre les épreuves qui sont le lot naturel des démocraties. C'est Churchill maintenant dans le sang et dans les larmes le cap de la victoire et de l'indépendance. C'est de Gaulle affirmant la légitimité de la République face à la légalité d'un régime qui avait trahi ses propres origines.
· Nos deux pays sauront trouver la voie d'un nouvel équilibre entre l'aspiration légitime des citoyens à la sécurité et la défense des libertés individuelles. Ils définiront, ils sont en train de définir ensemble les moyens d'une véritable sécurité démocratique.

1. Nous devons être guidés par un double principe de fermeté et de rigueur. Fermeté face aux menaces, rigueur dans notre attachement aux principes mêmes de la démocratie : la liberté, le respect, la justice.

Dès leur origine, nos deux démocraties ont en effet été confrontées à cette tension fondamentale : comment garantir la liberté des individus tout en leur imposant les contraintes nécessaires à la société ?
· Cette question traverse l'Habeas corpus Act de 1679, qui affirme la nécessité de protéger les droits du citoyen face à l'arbitraire du pouvoir. Elle se retrouve dix ans plus tard dans le Bill of Rights qui énumère les libertés individuelles fondamentales, parmi lesquelles la sûreté des personnes.
· Hobbes et Locke poussent cette réflexion encore plus loin : Hobbes, en affirmant la nécessité de confier le monopole de la violence légitime à l'Etat pour garantir la sécurité des citoyens : l'Etat s'impose ainsi comme un rempart contre la barbarie. Locke, en soutenant que la fin essentielle de la société politique, formée par un libre consentement, est d'assurer la sauvegarde de ses membres.
· A leur suite, Rousseau dessine dans le Contrat social un équilibre entre liberté individuelle et volonté générale. La liberté et la propriété, gagnées de haute lutte contre un pouvoir absolu, deviennent des droits constitutionnels, reconnus à chacun et protégés par les lois, tandis que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 consacre la sûreté comme droit naturel imprescriptible de l'homme.
· Ces principes animent aujourd'hui encore nos démocraties occidentales : "Il n'y a point de liberté sans loi, ni lorsque quelqu'un est au-dessus des lois." Tels des géomètres, les gouvernements démocratiques doivent veiller à préserver l'ordre qui garantit les libertés.

Les démocraties sont fragiles dès lors qu'elles s'écartent de l'une ou l'autre de ces deux exigences de sécurité ou de liberté.
· Nous l'avons vu dans l'Europe troublée des années trente : rappelons-nous l'échec tragique de la République de Weimar ou de la seconde République espagnole. Trop jeunes et inexpérimentés ces régimes n'ont pas su faire face à la montée de l'extrémisme politique.
· Nous le voyons en Afghanistan, où la démocratie a besoin de stabilité pour pouvoir prendre racine. C'est pour cette raison que la priorité de la communauté internationale dès octobre 2001 a été d'assurer la sécurité intérieure dans ce pays. Les élections qui ont eu lieu ce mois-ci offrent un rayon d'espoir dans ce pays déchiré par la guerre.
· Nous le voyons enfin en Iraq, où la démocratie quand elle est imposée de l'extérieur et par la force parvient difficilement à s'imposer.

Là-bas comme ici, la démocratie n'est donc jamais acquise ; elle repose sur le combat permanent des hommes et des femmes qui croient en elle.

2. Aujourd'hui l'équilibre difficile entre liberté et sécurité est mis à l'épreuve.

Les attentats du 11 septembre ont ouvert dans nos pays l'ère de la peur. Or chacun le sait : la peur est le pire ennemi de la démocratie.
· Elle incite au repli sur soi et au rejet de l'autre. En témoigne la montée des mouvements extrémistes dans de nombreux pays d'Europe.
· Elle nourrit le sentiment que les pouvoirs publics sont impuissants et que le citoyen est livré à lui-même.
· Dans un univers rythmé par l'instantané médiatique et par l'image, elle favorise les raccourcis qui font le lit du désordre et de la haine. 

Les menaces nouvelles auxquelles nous sommes tous confrontés ne peuvent qu'alimenter ce sentiment de peur. Elles obéissent en effet à des règles radicalement nouvelles.
· Elles sont mouvantes : elles s'appuient sur les technologies les plus avancées, des communications par satellite aux techniques financières les plus sophistiquées.
· Elles sont interconnectées : le blanchiment d'argent facilite le trafic de drogue qui nourrit l'économie souterraine. Et les groupes terroristes tentent d'exploiter la prolifération des armes de destruction massives : nous savons qu'ils s'efforcent d'avoir accès à des matières biologiques, chimiques ou radiologiques pour provoquer la peur et toujours plus de destruction.
· Les menaces sont de plus en plus violentes. C'est évidemment le cas du terrorisme : du 11 septembre au 11 mars, les sociétés occidentales ont appris que le pire est toujours possible, et que les terroristes n'hésiteront jamais à détruire plus, à blesser davantage. Mais c'est aussi le cas de nos sociétés, en proie à des comportements chaque jour plus agressifs : nous le voyons avec de nouvelles formes de délinquance comme le car-jacking ou le cambriolage en présence des habitants, qui traumatise particulièrement les victimes.
· Enfin ces menaces sont de plus en plus diffuses et par conséquent difficiles à appréhender : comment mesurer précisément le risque NRBC sur le territoire européen ? Comment évaluer de manière fiable la densité des flux criminels qui traversent nos pays ?

En définitive, nous sommes passés de menaces particulières, locales et temporaires à un sentiment de menace générale, globale et permanente. Face à cette réalité nouvelle, l'attente de nos concitoyens est élevée. Elle appelle de la part des gouvernements un sens aigu des responsabilités et la capacité à renforcer les mesures de sécurité sans porter atteinte aux libertés individuelles.

3. La première des priorités est de réaffirmer l'autorité de l'Etat.

Nos deux pays doivent être à la pointe du combat contre toutes les formes de criminalité, contre toutes les menaces. Mon ami David Blunkett et moi avons déjà échangé nos vues sur cette question majeure, et nous sommes tombés d'accord sur presque tout. Adaptons-nous au monde tel qu'il évolue.

Contre le terrorisme d'abord :
· Nous devons disposer d'un renseignement chaque jour plus ciblé et plus stratégique. Pour répondre à cette exigence, j'ai doté les forces de sécurité de moyens technologiques renforcés dans les domaines de l'écoute et de la cryptologie. J'ai également accru la coordination nationale des services de renseignement, en créant un Comité Interministériel du Renseignement et en donnant instruction aux Renseignements Généraux et la Direction de la Surveillance du Territoire de travailler plus étroitement ensemble. Je souhaite enfin intensifier la coopération internationale à travers les échanges de renseignements bilatéraux.
· Mais nous devons aussi enrayer la progression de l'islamisme radical qui sert de terreau et menace la cohésion de nos sociétés. Cela implique notamment des moyens juridiques, pour pouvoir expulser du territoire national tous ceux qui appellent à la haine et à la violence, sans distinction de personnes. A mon arrivée au Ministère de l'Intérieur par exemple, je me suis rendu compte que l'ordonnance de 1945 permettait d'expulser les ressortissants étrangers ayant tenu des propos racistes ou antisémites, mais pas ceux qui  appelaient à la violence contre les femmes. Cette situation était à la fois incohérente et dangereuse pour nos concitoyens. Un individu étranger qui appelle à la violence contre une communauté religieuse particulière n'a pas sa place sur notre territoire. Un individu qui recommande de punir physiquement sa femme non plus. J'ai donc soutenu une proposition de loi modifiant cette ordonnance.

Nous devons ensuite nous attaquer à la criminalité organisée:
· Les réseaux mafieux agissent dans nos pays avec des méthodes de plus en plus violentes et des moyens financiers, humains et matériels de plus en plus développés. Ils déstabilisent des quartiers entiers à travers l'économie souterraine.
· J'ai fait le choix de multiplier les angles d'attaque contre ces groupes, avec des actions policières mais aussi financières et fiscales. La création par le président de la République des Groupes d'Intervention Régionaux a permis de mettre en commun des approches jusque là séparées contre l'économie souterraine : aujourd'hui, au sein de 29 GIR, coopèrent des agents des forces de sécurité, des services judiciaires, fiscaux et douaniers.
· J'ai aussi mis en place une Cellule d'identification des patrimoines, au sein de laquelle les services du Ministère de l'Intérieur, de la Justice et des Finances pourront repérer les biens des trafiquants en France comme à l'étranger, afin d'en faciliter la saisie : notre objectif est d'asphyxier ainsi ces réseaux criminels en les privant de ressources.
· Pour aller plus loin, une loi du 1er octobre 2004 donne des pouvoirs judiciaires accrus aux services de police engagés dans la lutte contre ce type de criminalité. Elle a une ambition claire : adapter la justice aux évolutions de la criminalité. Un régime dérogatoire de garde à vue par exemple a été prévu pour faciliter les interrogatoires : il peut désormais aller jusqu'à 96 heures. Par ailleurs les forces de police peuvent effectuer des perquisitions la nuit.

Nous devons également nous mobiliser contre la cybercriminalité :
· En France, nous comptons désormais 25 millions d'internautes qui bénéficient à la fois de l'extraordinaire liberté qu'offre la toile mais qui sont également exposés à de nombreuses atteintes. Atteintes contre leurs biens, à travers les escroqueries et les fraudes à la carte bancaire qui sont en augmentation de plus de 30%. Atteinte aux entreprises et aux administrations. Atteinte à nos valeurs les plus fondamentales : 464 faits de pédopornographie ont été constatés en 2003, 156 faits de haine raciale.
· Face à ces évolutions rapides, j'ai voulu repenser nos méthodes. Une cartographie précise de la cybercriminalité nous permettra d'intervenir avec plus de précision. Une meilleure formation des personnels de police et de gendarmerie et la création de deux pôles chargés de la veille de contenus illicites répondront à l'exigence de spécialisation. Enfin la mise en place d'un réseau d'experts coordonnés avec les universités et les centres de Recherche nous donnera la possibilité d'anticiper les choix technologiques des criminels.

Je veux mobiliser de nouveaux outils contre les filières d'immigration clandestine, qui nourrissent celles du travail illégal et du proxénétisme :
· Sur le plan national, le projet d'Identité Nationale Electronique Sécurisée facilitera les démarches des usagers et conduira à une sécurisation renforcée des titres. L'introduction de paramètres biométriques comme la reconnaissance faciale et les empreintes digitales sur les passeports, les cartes d'identité et les visas étrangers permettra de limiter les falsifications. Elle favorisera également une meilleure identification des personnes grâce aux techniques d'analyse numérique par caméras, scanners ou mini-ordinateurs.
· Dans ce domaine, nos deux pays unissent leurs efforts. Le 30 juin, la Police Technique et Scientifique de la Direction Centrale de la Police Judiciaire a reçu des experts britanniques pour examiner la faisabilité de ces échanges. Il faut continuer sur cette voie. La Special Branch de la Metropolitan Police entend développer l'utilisation de tous les moyens techniques et scientifiques dans la lutte contre le terrorisme et créer une synergie nouvelle entre les fichiers. Je salue sa proposition d'échange et de croisement de ces données avec la Direction Générale de la Police Nationale française.

Mais cette exigence d'efficacité ne doit pas nous conduire à perdre de vue les règles essentielles du fonctionnement démocratique. Plus que jamais, nous devons rester fidèles à nos valeurs. Face à la barbarie, à la dictature, à la violence, la démocratie est forte parce qu'elle refuse les armes de l'adversaire. Elle est forte parce qu'elle exige une remise en question permanente. Elle est forte parce qu'elle s'impose à elle-même des règles :
· Une règle de transparence : les citoyens doivent pouvoir connaître l'état de la lutte contre la délinquance à travers une information objective et régulière. En France, nous disposons pour cela de deux outils : l'état 4001 d'abord, qui livre les statistiques du Ministère de l'Intérieur en matière de délinquance mais aussi d'activité policière. Mais aussi l'Observatoire de la délinquance, instance indépendante visant à une analyse plus approfondie et de long terme des phénomènes criminels. L'accès libre et public à ces indicateurs constitue un atout essentiel pour renforcer la confiance des citoyens dans l'action de l'Etat : la lutte contre l'insécurité doit être l'affaire de tous.
· Une règle de clarté : en matière de lutte contre le terrorisme, les autorités publiques doivent informer les citoyens du degré de menace réelle ainsi que des mesures et des comportements à adopter. C'est pourquoi j'ai décidé de créer une base de donnée nationale sur le terrorisme, ouverte au public et placée sous l'autorité d'un expert indépendant. Elle permettra d'éviter la double dérive de la manipulation ou de la rétention d'information. Elle permettra également aux médias d'informer l'opinion publique et de juger l'action de l'Etat.
· Une règle de contrôle : l'Etat doit veiller à l'existence d'instances capables de juger à tout moment les moyens mis en œuvre pour la sécurité et leur impact sur les libertés individuelles. C'est le rôle des associations libres de citoyens ainsi que des fédérations professionnelles et syndicales. Elles peuvent mesurer et juger les moyens mis en œuvre contre l'insécurité, que ce soit dans l'entreprise, à l'école, dans nos rues ou nos bâtiments publics. Mais elles peuvent aussi dénoncer les effets négatifs et intolérables sur la restriction des libertés individuelles. C'est également le rôle des autorités indépendantes, dont les pouvoirs et les missions sont souvent définies par la loi : ainsi mon Ministère travaille en étroite liaison avec la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés. Cet organisme donne un avis obligatoire dans ce domaine sensible, qu'il s'agisse de la mise en oeuvre des fichiers de la police judiciaire, du fichier national d'empreintes génétiques, du projet INES ou encore des projets européens. Il assure une surveillance rigoureuse et permanente sur les modalités des nouveaux dispositifs, mais aussi la durée de conservation et la mise à jour des données, les modalités d'habilitation des personnes ayant accès aux fichiers, ainsi que les droits de recours et d'accès des personnes intéressées. Nous ne saurions admettre que des fichiers mis en place à des fins de protection et de sécurité soient utilisés à d'autres fins. J'entends faire strictement respecter ce principe.

Au cœur de ce nouvel équilibre, la Justice incarne et exerce le contrôle indispensable des actes et des décisions de l'Etat, pour le respect des droits fondamentaux de l'homme et du citoyen.
· C'est une réalité nationale : en matière d'expulsions notamment, il est indispensable que la Justice puisse déterminer en toute indépendance et en connaissance de cause de la nécessité ou non, d'expulser tel ou tel individu.
· C'est aussi une réalité européenne, grâce à la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg fondée sur la convention européenne de 1950. En France, comme au Royaume-Uni le droit national a évolué en fonction de la jurisprudence européenne. C'est une chance pour nous et pour l'Europe.

Respect des règles, rôle de la justice, autorité de l'Etat, voilà les piliers sur lesquels continuer à bâtir notre démocratie. Renoncer à nos principes fondamentaux, ce serait trahir l'idéal qui nous guide, en France comme en Grande-Bretagne, depuis tant d'années.
· Comment pourrions-nous nous regarder dans le miroir des peuples si nous ne respectons pas nous-mêmes les valeurs de la démocratie que nous souhaitons voir étendues à travers le monde ?
· Quelle serait la légitimité de nos systèmes démocratiques, si nous en venions à remettre en cause les droits les plus fondamentaux de nos concitoyens sous le prétexte de garantir leur sécurité ?
· Quelle serait la signification de ces reniements, sinon que les délinquants et les criminels l'ont déjà emporté dans nos esprits, voire sur le terrain ?

4. Aujourd'hui la sécurité est une exigence globale, qui ne peut être défendue que dans un cadre collectif.

Regardons notre monde en face :
· Il fourmille d'innovations et d'opportunités nouvelles. L'accès à la connaissance est plus facile, tandis que l'information est désormais ouverte à tous. Nous vivons au rythme d'un même temps collectif. Mais les interconnections croissantes entre les peuples et entre les biens constituent aussi un facteur de faiblesse. Cette réalité nourrit le sentiment d'un monde à la fois plus complexe et plus vulnérable, plus savant et plus fragile. La modernité semble avancer sans se donner les outils pour maîtriser les conséquences de ses inventions.
· Il y a donc bien un impératif d'organisation de notre sécurité collective. Nous savons que nous ne renforcerons notre sécurité qu'en travaillant à une autre échelle. Nous savons que nous n'apporterons de réponse efficace à des menaces globales qu'en nous donnant les moyens de travailler ensemble. C'est d'autant plus vrai que les déséquilibres croissants entre les pays accélèrent les mouvements de personnes et de marchandises : les flux migratoires des pays du sud aux pays du nord deviennent toujours plus difficiles à contrôler. Les trafics de stupéfiants se développent à partir de pays comme l'Afghanistan, dans lequel le produit de l'héroïne pourrait représenter 50% du PNB. Les routes de la criminalité organisée relient les pays d'Europe à des régions proches comme les Balkans.

Nous sommes confrontés à la plupart de ces questions non seulement au niveau national, mais aussi au niveau européen. C'est pourquoi l'élaboration de stratégies communes doit être partie intégrante de notre réponse. Elle suppose, par exemple, un dialogue plus nourri entre les tribunaux des différents pays. Elle suppose aussi le renforcement d'instruments communs, tels qu'Europol et Eurojust. Soyons pragmatiques, mais le pragmatisme ne doit pas être une excuse pour une action minimaliste dans ce domaine clé. Ce qui est en jeu, ici, ce ne sont pas des batailles idéologiques mais la sécurité et les libertés fondamentales de nos concitoyens.

L'originalité de la construction européenne, c'est précisément de partir des besoins des citoyens et de mettre en place des coopérations communes concrètes. En cela, elle constitue un véritable laboratoire de la modernité. Elle est un modèle pour l'organisation future du monde.
· C'est vrai pour la lutte contre la drogue. Nous savons que les routes de la drogue traversent nos pays en ignorant les frontières. A Florence, dans le cadre du G5, j'ai fait des propositions qui ont toutes été adoptées et constituent les bases d'une réponse européenne cohérente. La création de plate-formes communes sur la façade Atlantique et dans les Balkans renforcera notre force de frappe, tout comme la mise en place d'officiers de liaison communs en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Asie ou la formation d'équipes communes d'enquête.
· C'est vrai encore pour la lutte contre l'immigration clandestine. Une politique nationale ferme est naturellement nécessaire : j'ai donc augmenté de plus de 40% en moins d'un an le nombre de reconduites à la frontière d'immigrés en situation irrégulière et donné aux maires les moyens de mieux contrôler les certificats d'hébergement qu'ils délivrent. Mais cette politique ne peut être efficace à long terme que si elle s'appuie sur une réelle coopération européenne. Notre territoire commun aujourd'hui, c'est l'Europe. C'est donc l'Europe que nous devons protéger contre l'immigration irrégulière, dans le respect des principes qui font l'originalité et la force de notre projet. Ici encore, les propositions que j'ai faites lors du dernier G5 nous ont permis de préciser le dispositif de sécurité européen, avec une politique articulée en deux volets : le renforcement des contrôles aux frontières, et le développement à une échelle beaucoup plus ambitieuse de la coopération avec les pays sources. En travaillant ensemble aux deux extrémités de la chaîne, je suis certain que nous obtiendrons des résultats durables. D'autant plus que nous pouvons nous appuyer sur des outils techniques performants : Eurodac, qui stocke les empreintes digitales des demandeurs d'asile et des immigrants clandestins, âgés de 14 ans et plus, contrôlés au sein de l'Union Européenne. Le Système d'Information Schengen, qui dès 2006 devrait contenir les empreintes digitales et recensera les étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire de l'un des Etats membres.

L'enjeu majeur désormais, c'est d'étendre plus largement ces règles de fonctionnement. L'Europe a vocation à faire entendre sa voix et à faire appliquer universellement les principes et les méthodes qu'elle s'impose à elle-même.
· Nous avons besoin d'une approche radicalement nouvelle de la sécurité. Puisque les menaces sont globales, elles appellent une réponse globale. Aucun Etat ne peut s'imaginer affronter seul le défi du changement climatique ou des risques épidémiologiques.
· Prenons le cas du terrorisme : il demande d'abord une analyse approfondie, puis une lutte déterminée et concertée. Partant d'une analyse qui distingue au sein de la menace terroriste les prédicateurs, les organisateurs et les poseurs de bombes, j'ai ainsi proposé de concentrer nos efforts sur le maillon le plus dangereux. Au G5 de Sheffield, nous sommes convenus à mon initiative d'échanger systématiquement nos listes d'islamistes radicaux ayant fréquenté des camps d'entraînement. Ce sera un moyen de recouper nos informations et de mieux cibler notre action.
· Prenons encore le cas des virus sanitaires : l'établissement du diagnostic est la première difficulté, et sans doute la plus importante avant même le lancement d'un traitement approprié. C'est le travail auquel s'est employé en priorité l'organisation mondiale de la santé : savoir, c'est déjà rassurer.
· Mais toute la difficulté est de s'entendre sur la nature de la réponse, sur les modalités de sa mise en œuvre, sur la gravité et l'immédiateté de la menace : pour cela, nous avons besoin d'une démocratie mondiale. Seule une démocratie mondiale nous permettra de définir avec suffisamment de légitimité les obligations opposables à tous. Elle sera l'illustration de la pertinence de nos propres valeurs et des principes dont nos deux pays ont toujours été les porteurs.

Mesdames, Messieurs

En France, comme peut-être en Angleterre, nous avons conscience de vivre dans un temps difficile, où la politique cherche son chemin.

Mais nous oublions trop souvent que cette épreuve c'est aussi une nouvelle chance : la chance pour l'Etat de faire la preuve de sa responsabilité, la chance pour les citoyens et les pouvoirs publics de réaffirmer leur attachement aux principes démocratiques, la chance enfin, pour tous de renouveler un pacte de confiance, un pacte renouvelé et lucide qui donne tout son sens à l'action à notre engagement

-L'Europe doit saisir cette chance pour donner l'exemple, pour faire entendre la voix de la responsabilité, la voix de l'unité des peuples, la voix de la fidélité à la condition de l'homme elle-même. Cent ans après l'Entente cordiale, la France et l'Angleterre peuvent à nouveau, par leur coopération exemplaire, montrer le chemin et creuser de concert le sillon de la liberté.

En disant cela, je songe aux Lettres sur la Nation anglaise, que Voltaire publia en 1733, dans votre langue, après son exil de deux ans et demi en Angleterre. Il y découvrit la vertu de tolérance et fit l'éloge de vos mœurs politiques, célébrant dans votre pays " le temple de la liberté ".

Aujourd'hui entre nos deux peuples - je le vois après quelques heures d'exil - la fascination reste entière. Venir en France pour un Anglais, comme venir en Angleterre pour un Français, c'est s'exposer à de nouvelles surprises. Il y a bien entre nous ce miroir de l'étrange, ce fonds inépuisable de mystère, qui est à la source de toute vraie passion. Entre vous et nous, il y a encore de longs siècles d'entente cordiale.

Je vous remercie.