Allocution de M. Dominique de VILLEPIN, Ministre de l'Intérieur, de la Sécurité Intérieure et des Libertés Locales, à l'occasion de la cérémonie du 19 août 2004 à la Préfecture de Police
Monsieur le Préfet de Police,
Monsieur le Maire de Paris,
Mesdames, Messieurs,
C'est avec une profonde émotion que je m'adresse à vous aujourd'hui. Ici, dans cette Cour de la Préfecture de Police, au cœur de Paris, le 19 août 1944, une page de notre histoire s'est tournée, une page parmi les plus sombres qu'ait connu notre pays. Ici les policiers parisiens ont su dire non, au nom de la France, de la République, au nom de l'homme. Leur courage et leur détermination resteront à jamais le symbole du refus de l'occupation, de la dictature et de la barbarie.
Aujourd'hui nous sommes réunis pour nous recueillir et nous souvenir ensemble de ces instants où le courage et le sacrifice de quelques uns ont renversé le cours de l'histoire et permis le sursaut de tout le pays. Nous voulons saluer une ambition française, qui a guidé les policiers de Paris au moment de la révolte et de l'action. Tous, hommes et femmes, dans un même élan, ont montré que le goût d'agir ensemble pouvait changer le cours de l'histoire.
L'année 2004 est pour la France et l'Europe une année de mémoire. Mémoire douloureuse d'un pays occupé et humilié. Mémoire aussi de l'héroïsme des Résistants et des soldats qui ont rendu sa liberté et sa dignité à notre pays. Mémoire des héros des Glières et du Vercors, sacrifiant leur vie par amour de la Patrie. Mémoire des combattants lancés, le 6 juin 1944, à l'assaut des plages de Normandie. Mémoire des martyrs de Tuile et d'Oradour. Mémoire des vétérans d'Afrique débarqués sur les plages de Provence.
Et aujourd'hui mémoire des policiers du 19 août qui ont apporté une pierre essentielle à la Libération nationale. Leur souvenir restera à jamais gravé dans le cœur des Parisiens et de tous les Français. Ils ont sacrifié leur vie à une exigence : celle de l'identité nationale retrouvée, celle de la liberté.
Alors, rappelons-nous.
Le mardi 15 août 1944, alors que tes troupes allemandes occupent Paris depuis plus de quatre ans, un vent d'espoir se lève dans la capitale, à mesure qu'avance l'offensive alliée. Voilà cinq jours que les cheminots sont en grève : la nourriture commence à manquer, la chaleur du mois d'août se fait étouffante. Un air de révolte s'empare de la capitale.
Le 15 au matin, tandis que se répand la nouvelle du débarquement de Provence, les policiers parisiens, répondant à l'appel de leurs mouvements de Résistance, refusent de se rendre à leur poste de travail. Cet acte de courage sert d'exemple à tous ceux qui souffrent depuis des années de l'occupation allemande : la révolte est possible, l'audace peut l'emporter. La rumeur se propage que l'heure de la libération a sonné. Malgré l'incertitude et l'angoisse, un immense élan de solidarité et d'espoir gagne les Parisiens, comme en témoignent ces centaines d'appels téléphoniques reçus par la Préfecture dès les premières heures de la grève : des appels prévenant les policiers des mouvements des troupes Allemandes mais surtout des appels de soutien et d'encouragement. Ce même jour, le dernier train de déportés quitte la gare de Pantin, emportant dans ses wagons 2453 prisonniers.
Mais le mouvement est engagé, la flamme de l'espoir ne s'éteindra pas. Le général Chaban, présent dans la capitale, écrit au général Koenig : " Le peuple parisien, répandu dans les rues, croit entendre les canons et attend d'heure en heure l'arrivée des Alliés." Cette conviction donne aux policiers la force de défier l'occupant au matin du 19 août.
A 7 heures du matin, sur ordre d'Yves Bayet, chef clandestin d'« Honneur de la police », le brigadier Fournet mobilise environ 2000 policiers en civil qui se rassemblent devant la Préfecture. La veille, le commandant en chef des troupes allemandes Von Choltitz avait reçu de Hitler l'ordre de garder Paris à tout prix. En accord avec Pierre et Lamboley, les deux autres chefs des mouvements de résistance de la police, sans attendre les instructions du Conseil national de la résistance, Fournet décide d'investir la préfecture de police.
Le drapeau tricolore est hissé sur les toits de la Préfecture dès 10 heures : il apparaît bientôt sur Notre-Dame et sur l'Hôtel-Dieu. Pour la première fois depuis des mois, les couleurs de la liberté flottent à nouveau dans le ciel parisien, tandis que les assaillants entonnent La Marseillaise. L'une après l'autre les mairies d'arrondissement, l'Elysée, Matignon, d'autres Ministères tombent aux mains de la Résistance.
Mais il faut agir vite, d'autant plus que les ressources en munitions sont limitées et les armes rares : quelques dizaines de fusils et sept mitraillettes. Une fois les chefs de la résistance Bayet et Rol-Tanguy arrivés, on barricade le bâtiment avec des sacs de sable. Les meilleurs tireurs sont placés aux angles. Au cœur même de l'insurrection, l'État renaît de ses cendres. Venu de Corse, Charles Luizet, désigné par le Général de Gaulle, qui gagne la préfecture et s'y installe, bientôt rejoint par Edgar Pisani, son futur chef de cabinet. À cet instant la Préfecture de Paris ravive la flamme de la France.
Pourtant, rien n'est gagné. Dans l'après-midi trois chars allemands s'arrêtent place du Parvis, l'un d'eux tire sur la grande porte de fa Préfecture, dont le battant gauche est arraché. La Préfecture résiste, les chars se replient.
Peu à peu la liberté reprend ses droits. Le 21 août, la presse indépendante paraît dans les kiosques. Au-delà des limites de la capitale, l'espoir de la France entière est entre les mains de la Préfecture, premier territoire libéré de Paris, qui accueille déjà les réunions du Conseil national de la Résistance.
Mais il faut tenir : la trêve arrachée à l'occupant est bientôt rompue. L'heure du combat a sonné, avec son cortège de deuils. Je veux évoquer avec vous la mémoire des 167 policiers tombés pour la liberté des Parisiens. Je sais la place qu'ils occupent dans votre souvenir et dans votre cœur. Aujourd'hui, l'hommage que nous leur rendons est celui de tous les Français.
Policiers de Paris tombés au champ d'honneur, votre mort a servi la liberté. Les échos de votre lutte atteignent les armées de libération. Devant l'urgence, Eisenhower et de Gaulle s'accordent : " II faut libérer Paris". Leclerc se met en marche. Au coeur de la lutte, son message d'espoir, venu du ciel ravive l'ardeur des combattants de la Préfecture : " Tenez bon, nous arrivons !"
Ils ont tenu bon : le 25 août, la 2e DB entre dans Paris. L'après-midi, Von Choltitz signe l'acte de capitulation des forces d'occupation dans les murs mêmes de la Préfecture de Police. Lorsqu'il entre dans Paris libéré, le Général de Gaulle choisira de se rendre d'abord au Ministère de la Guerre, puis à la Préfecture de Police : « Je voulais, écrit-il dans ses Mémoires de guerre, qu'il fût établi que l'Etat, après des épreuves qui n'avaient pu ni le détruire, ni l'asservir, rentrait d'abord, tout simplement, chez lui». Le 29 août le danger de la guerre est définitivement écarté, Paris revit.
Soixante ans ont passé depuis ces heures de crainte et d'espoir. Dans le journal qu'il a tenu de juin 1940 à octobre 1944 le gardien de la paix du 5e arrondissement Norbert Fournier écrit à propos de la Résistance à laquelle il appartenait : « Les générations futures ne comprendront sûrement pas toute la portée de ce mot, ni ce qu'il représente actuellement pour nous. Pour ceux qui en firent partie, il représente d'abord la lutte, librement choisie, puis, il faut l'avouer, un peu de fierté, lorsque par instants on replonge dans le passé. » Cette fierté nous l'éprouvons tous aujourd'hui au souvenir de ces jeunes hommes qui ont défié l'ennemi et conquis la liberté au prix de leur vie. Mais au-delà de notre gratitude et de notre reconnaissance, l'héroïsme des policiers de Paris doit constituer pour nous tous un exempte et une leçon.
D'abord l'exemple d'hommes courageux et déterminés, à qui le poids des événements n'a pas fait peur. Du courage il en fallait pour se révolter contre quatre ans d'occupation et d'oppression, alors que la tentation du fatalisme risquait de l'emporter.
Ensuite une leçon de fidélité. Fidélité aux principes de la France et de la République, la liberté, l'égalité et la fraternité. Fidélité à leur dignité d'hommes bafouée et meurtrie par une idéologie prônant la haine, l'oppression et la barbarie. Fidélité enfin aux valeurs et à l'honneur de la Police républicaine, le respect du citoyen, la défense de l'Etat de droit.
Je veux citer ici les mots d'Emile Portzer, Président de la fédération des Anciens Combattants et résistants de la préfecture de Police : « Pendant ces quatre années d'occupation allemande, il était plus facile d'être instituteur, infirmier, employé ou petit commerçant que fonctionnaire de Police, il fallait choisir : être collaborateur de Vichy ou être patriote ». C'est vrai, certains ont trahi leur mission et participé aux traques et aux rafles, aux persécutions et aux assassinats. Cette page de l'histoire de la Police, nous ne devons jamais l'oublier. Mais nous ne devons jamais oublier non plus l'exemple de ceux qui ont lutté et résisté, au prix de leur vie, de ceux qui sont restés fidèles au sens profond de leur engagement.
Le 19 août, la Police de Paris a rendu son honneur à la police tout entière. Ce geste de la libération de Paris a ouvert la voie de la libération de la France. Il a redonné à la nation sa raison d'être. Il a renoué avec la tradition historique française qui lie l'Etat républicain et la nation, comme l'a dit le général de Gaulle, au lendemain de la Libération : « La France rentre à Paris, chez elle. Elle y rentre sanglante, mais bien résolue. Elle y entre, éclairée par l'immense leçon, mais plus certaine que jamais de ses devoirs et de ses droits. »
Policiers de Paris, vous qui portez avec fierté la fourragère rouge, symbolisant la Légion d'Honneur que le général de Gaulle remettait le 12 octobre 1944 à la Préfecture de Police, soyez les dignes héritiers de vos grands anciens. Sachez trouver la volonté dont ils ont fait preuve pour surmonter les obstacles et les difficultés que vous rencontrez au quotidien. Sachez faire vivre les valeurs qu'ils ont défendues et qui sont au cœur même de notre société.
C'est une lourde responsabilité que la vôtre. C'est également une mission belle et noble. Une mission que vous menez avec sérieux et détermination, comme j'ai pu le constater jour après jour, depuis ma prise de fonction. Face à la violence quotidienne, à la criminalité organisée, mais aussi bien sûr face au terrorisme, vous défendez les valeurs et les principes de la République. Chacun en a conscience : ce combat est difficile et exigeant.
Le combat de la démocratie contre tous ceux qui menacent sa stabilité et la sécurité de ses citoyens ne doit jamais s'écarter de ces valeurs fondamentales. C'est un équilibre exigeant, parfois difficile, mais essentiel. Dans le souvenir de vos aînés et de leur héroïsme je sais que vous puisez la force pour mener à bien cette mission.
Mesurez toujours l'honneur et le devoir qui sont les vôtres. Vous êtes au service du peuple français, au service de sa sécurité. En toute circonstance, vous devez agir dans un esprit d'équité et de justice. La France a besoin de votre engagement et de vos valeurs.
Voilà votre mission : l'action, c'était hier ; l'action, c'est aujourd'hui. Dans une France qui change, qui s'ouvre sans cesse davantage aux influences extérieures, nous avons tous besoin de principes pour nous guider. Ces principes, vous les incarnez et vous les faites vivre chaque jour : le respect de l'autre, la tolérance, mais aussi la fermeté et le sens de l'intérêt général.
La France sait qu'elle peut compter sur vous. Votre compétence et votre dévouement sont reconnus par tous. Vous exercez un métier difficile, un métier exigeant, dont témoignent en particulier tous les policiers blessés en service au cours de l'année écoulée à Paris. Je leur adresse, ainsi qu'à leurs proches, mes sentiments de vive sympathie et de soutien. A ceux qui sont aujourd'hui encore dans la douleur ou en convalescence, j'exprime mes vœux les plus chaleureux de prompt et complet rétablissement.
Je veux aussi m'adresser au préfet de Police, votre chef, pour lui dire toute ma confiance et mon estime. Je sais ce que les résultats remarquables obtenus par les services de police de Paris lui doivent.
A vous tous, enfin, qui avez le privilège de servir dans cette « grande maison », je dis ma gratitude et celle de tous les Français pour le sens élevé du service public dont vous savez faire preuve chaque jour.
Aujourd'hui est un jour de mémoire et de souvenir, Mais demain, après-demain, dans les semaines et les mois à venir, nous n'oublierons pas nos 167 camarades morts au combat. Ils sont l'âme de la Préfecture de police. Ils sont aussi la mémoire de notre pays.
Vive la République !
Vive la France !