09.11.2004 - Remise de prix au juge Baltasar Garzon

9 novembre 2004

Allocution de Dominique de Villepin, à l'occasion du grand prix de l'Académie universelle des cultures.


Monsieur le Juge,
Monsieur le Président,
Mesdames, messieurs,

C'est un grand plaisir et un immense honneur pour moi de me trouver aujourd'hui devant l'Académie Universelle des Cultures, dans cette prestigieuse enceinte de l'UNESCO.

Votre Académie est à la croisée des talents et au carrefour des nations : vous réunissez toutes les disciplines des sciences, des lettres et des arts; douze de vos membres ont reçu le Prix Nobel dans le domaine de la littérature, de la médecine, de l'économie ou encore de la paix. Vous comptez dans vos rangs des femmes et des hommes issus de trente-quatre pays différents.

Mais votre Académie porte en elle une seule et grande espérance : la défense des valeurs humanistes et démocratiques dans le monde.

C'est donc un très grand privilège de pouvoir remettre en votre nom, aujourd'hui, à Paris, le Grand Prix Annuel de l'Académie Universelle des Cultures, à Monsieur Baltazar Garzón

Vous êtes, Monsieur le Juge, un magistrat infatigable au service de l'esprit de justice. Au Tribunal Central d'Instruction n°5 de l'Audience Nationale à Madrid, où vous siégez, vous conduisez une action résolue contre les fléaux qui menacent notre société : le terrorisme, la criminalité organisée, la délinquance financière, les trafics de drogue.

1. Le combat que vous menez contre le terrorisme est exemplaire.

Les attentats du 11 mars qui ont frappé le cœur de Madrid et cruellement endeuillé votre peuple ont ancré la peur dans les consciences. Le terrorisme peut frapper n'importe qui, n'importe où et à tout moment : vous l'avez rappelé vous-même il y a quelques jours à Monaco, lors du Sommet International sur le crime transnational.

La menace que nous combattons est d'autant plus dangereuse qu'elle est opportuniste et qu'elle utilise tous les réseaux, du blanchiment d'argent au trafic de drogue et à l'économie souterraine. C'est une réalité quotidienne, pour la France comme pour l'Espagne. Nous savons que quelques dizaines de kilos de résine de cannabis ont servi à acheter les bombes qui ont explosé à la gare d'Atocha. Nous savons aussi que les terroristes tentent d'exploiter la prolifération des armes de destruction massives pour avoir accès à des matières biologiques, chimiques ou radiologiques. Nous savons que les groupes terroristes allient les technologies les plus avancées aux méthodes les plus archaïques et nourrissent le sentiment d'une menace globale et diffuse.

Face à cette menace, la première exigence est la lucidité. Lorsque vous m'avez invité en juillet dernier à parler de la lutte contre le terrorisme devant votre université d'été, nous nous sommes retrouvés sur une même conviction : lutter contre le terrorisme, c'est d'abord adapter nos armes, traquer les filières et démanteler patiemment les réseaux.

Pour cela, nous devons d'abord nous appuyer dans nos enquêtes sur des services de renseignement efficaces. Cela implique d'abord de doter les forces de sécurité de moyens technologiques renforcés dans les domaines de l'écoute et de la cryptologie. Cela implique aussi d'accroître la coordination des services de renseignement au sein de chacun de nos pays.  C'est ce que nous avons fait, en France comme en Espagne.

Au-delà des menaces immédiates, nous devons également lutter contre les idéologies radicales qui appellent à la haine et à la violence. Enrayer la progression de l'islamisme radical constitue donc une priorité : il n'y a pas d'un côté les inspirateurs et de l'autre les poseurs de bombes. Il y a une chaîne de responsabilité, qui va du prédicateur extrémiste aux planificateurs des attentats. Nous devons donc agir avec la plus grande fermeté contre tous ceux qui détournent le message de paix de l'Islam. C'est le meilleur moyen pour éviter tout amalgame entre l'islamisme radical et l'immense majorité des Musulmans qui veulent vivre en paix et en accord avec l'ensemble de la société, que ce soit en France ou en Espagne. Car nous nous rejoignons sur cette conviction : les premières victimes de l'intégrisme et du fondamentalisme, ce sont les Musulmans eux-mêmes.

Nous devons ensuite être déterminés dans notre lutte contre la criminalité organisée qui peut nourrir et amplifier la menace terroriste. S'attaquer aux systèmes de financement est essentiel pour asphyxier les réseaux mafieux. C'est pourquoi nous avons créé 29 Groupes d'Intervention Régionaux en France, pour lutter contre l'économie souterraine et mettre en commun les approches jusque là séparées des forces de sécurité, des services judiciaires, fiscaux et douaniers. Nous allons également mettre en place une Cellule d'identification des patrimoines, au sein de laquelle les services du Ministère de l'Intérieur, de la Justice et des Finances pourront repérer les biens des trafiquants en France comme à l'étranger, afin d'en faciliter la saisie.

2. Mais pour être pleinement efficaces nous devons agir ensemble.

Depuis plusieurs années la France et l'Espagne unissent leurs efforts dans la lutte contre le terrorisme d'ETA. Il y a quelques semaines encore, les forces de sécurité françaises, avec l'appui des autorités espagnoles, ont porté un coup extrêmement important à l'organisation séparatiste basque. Mon homologue espagnol José Antonio Alonso et moi-même sommes déterminés à poursuivre  dans cette voie. L'unité sans faille de nos deux démocraties est la clé du succès.

C'est toute l'Europe qui doit se mobiliser dans ce combat contre le terrorisme, en renforçant notamment la coopération dans les domaines de la justice et de la sécurité. La création d'un poste de coordonnateur pour le contre-terrorisme a constitué une première étape. Nous devons maintenant intensifier les échanges de renseignements bilatéraux, afin de parvenir à la communauté du renseignement que vous appelez de vos vœux. J'ai proposé lors du G5 de Sheffield que nous échangions systématiquement les listes d'islamistes radicaux ayant fréquenté des camps d'entraînement à l'étranger. C'est sur la base de propositions concrètes que nous avancerons.

L'unité européenne est également décisive dans la lutte contre les trafics de drogue. Lors du G5 de Florence des dispositions importantes ont été adoptées dans l'esprit du chantier que j'ai lancé en France à ce sujet : la création de plate-formes communes sur la façade atlantique et dans les Balkans ; la création d'officiers de liaison communs en Amérique Latine, au Moyen-Orient et en Asie, pour couper en amont les routes de la drogue ; enfin des équipes communes d'enquête. C'est déjà le cas entre la France et l'Espagne, ça pourrait l'être prochainement avec la Belgique et l'Allemagne.

Pour renforcer cette unité, nous avons besoin d'outils juridiques performants. Le mandat d'arrêt européen en est le meilleur exemple. Il est entré en vigueur il y a huit mois jour pour jour. La France a déjà remis plus de 110 personnes, dont 35 de ses ressortissants, aux autres autorités judiciaires européennes. Elle a reçu de celles-ci plus de 80 personnes. Plus de 40 échanges ont d'ailleurs eu lieu avec l'Espagne. Il faut poursuivre dans ce sens.

Pour aller dans cette direction, nous devons renforcer la coopération entre la justice et les forces de sécurité. Je sais que vous partagez cette conviction. Vous l'avez illustrée à travers les interpellations préventives des islamistes auxquelles vous venez de procéder. Elles vous ont conduit, dans le cadre de l'opération Nova II, en Suisse, aux Pays-Bas et jusqu'en Australie. Par votre travail, des attentats meurtriers contre l'Espagne ont ainsi été évités. En France, la loi du 1er octobre 2004 donne des pouvoirs accrus aux services de police engagés dans la lutte contre la criminalité organisée. Elle a une ambition claire : adapter la justice aux évolutions de la délinquance.

3. Dans cette lutte contre le terrorisme, nous devons rester vigilants, toujours guidés par l'exigence de justice.

Car il n'est de lutte efficace contre le terrorisme et la criminalité organisée que dans le respect de l'Etat de droit. Je sais bien que dans les situations exceptionnelles, nous pouvons avoir la tentation de prendre des mesures d'exception. Mais il n'y a pas de raccourci possible face au terrorisme. Ni la peur ni le repli sur soi ne peuvent constituer des solutions.

Il n'est de monde durablement stable qui ne soit juste. Vous qui traquez les crimes contre l'humanité dans le monde entier, vous répondez de la meilleure manière à cette exigence de justice. Mais pour que celle-ci puisse s'incarner, nous avons besoin d'une nouvelle architecture mondiale, fondée sur un multilatéralisme renouvelé. Nous sommes les lointains héritiers de l'Ecole de Salamanque et de ses grandes figures humanistes, Francisco de Vitoria et Francisco Suarez, qui ont entrepris de forger "le droit des gens". De la création de la Croix-Rouge au développement de l'aide humanitaire, des Quatorze Points de Wilson à la proclamation de la Charte des Nations-Unies, l'humanité a su poser les jalons essentiels pour construire cette nouvelle démocratie mondiale.

Aujourd'hui nous nous apprêtons à en poser un nouveau, avec l'avènement d'une justice internationale, forte et respectée. Combien de chemin parcouru, des premiers procès pour crimes contre l'humanité aux tribunaux pénaux internationaux et jusqu'à la création de la Cour Pénale Internationale en 2002. La France a ardemment défendu la nécessité de cette instance, convaincue que l'impunité est le terreau des grands crimes à venir et des futures dictatures. Convaincue également que les incantations ne suffisaient plus pour appliquer les droits de l'homme de manière universelle. Vous avez toujours vous-même promu avec passion et avec enthousiasme cette justice universelle.

Le monde s'accélère. Les ruptures et les réconciliations entre les peuples et au sein des peuples se succèdent. Le droit doit évoluer et s'adapter, pour être respecté partout et par tous. Face aux drames de l'Afrique ou des Balkans, nous avons vu naître l'idée d'un droit d'ingérence humanitaire, lorsque les populations civiles sont menacées de génocide ou de crime contre l'humanité. L'humanité se forge une conscience et se découvre des valeurs partagées.

Monsieur le Juge,
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

La leçon que vous incarnez, c'est que nous avons besoin de courage devant le chaos du monde et les larmes des peuples. C'est le devoir commun des intellectuels, des artistes, des chercheurs, des magistrats, des responsables politiques.

A l'image du peuple espagnol qui a montré sa dignité et sa vaillance face aux attaques répétées du terrorisme, sachons unir nos compétences et nos initiatives, pour, sur la force, faire prévaloir le droit.

Ce combat contre le terrorisme est le combat de tous, en France, en Espagne, en Europe et dans le monde. C'est un combat global qui a changé de dimension et de nature. C'est un combat qui a besoin d'hommes et de femmes courageux, d'éclaireurs qui ouvrent le chemin de la sécurité et de la paix et fixent les repères pour le suivre.

Ce combat exige de se tenir aux avant-postes, sans faiblesse, avec une volonté sans faille. Vous avez cette exigence, vous avez ces convictions, que le doute et la peur n'altèrent pas. Vous nous donnez l'exemple, chaque jour, de l'audace, de la ténacité, du refus de la fatalité, parfois au péril de votre vie. Grâce à vous, les peuples portent haut les couleurs de l'espoir et de la démocratie. Car notre meilleur atout face au terrorisme, c'est la démocratie. Ce sont nos valeurs et nos principes, qui, loin d'être une faiblesse, sont notre force. Ne l'oublions jamais.

C'est pourquoi, Monsieur Baltazar Garzón, Monsieur le Juge, je suis particulièrement fier et honoré de vous remettre ce soir le Grand Prix Annuel de l'Académie Universelle des Cultures.