Intervention de M. Brice HORTEFEUX, ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales - Hôtel de Beauvau.
- Seul le prononcé fait foi -
Monsieur CORDIER,
Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs,
Demain sera célébré dans toute la France, mais aussi à Londres, en présence du président de la République, le soixante-dixième anniversaire de l'appel du 18 juin.
Ce message du général de GAULLE, sa puissance symbolique traversent l'Histoire comme une évidence, et pourtant... Lui même se décrivait la veille encore, comme un homme « seul, prêt à franchir l'océan ».
Pour commémorer cet événement à sa mesure, souvenons-nous de la résignation et de la peur, qui régnaient alors en maîtres, et du défi incroyable qu'a représenté cet appel aux consciences.
Pour célébrer cet événement à sa mesure, revenons au jour qui l'a précédé. Terrible journée que le 17 juin 1940, jour de la défaite acceptée officiellement, publiquement, dans un pays où l'ennemi entrait en vainqueur incontesté. Et pourtant lors de cette journée du 17 juin, un homme se dresse au milieu de ces ruines, l'un des tout premiers acteurs de la Résistance française, Jean MOULIN, préfet d'Eure-et-Loir. Jean MOULIN livre ce jour là, selon ses propres termes, « son premier combat ».
Quel a été ce premier combat ? C'est une révolte de la conscience, calme et déterminée, qui préfigure bel et bien ce que sera la Résistance.
Ce 17 juin 1940, l'occupant entre dans la ville de Chartres, une ville dévastée par les bombardements que n'annoncent même plus les sirènes. Il n'y a plus d'électricité, de gaz, de téléphone, de radio. Le préfet Jean MOULIN est resté à son poste pour faire face, avec une poignée de collaborateurs, et assurer la protection des quelques centaines d'administrés que compte encore la ville. Ce sont les réfugiés qui défilent maintenant dans Chartres, par dizaines de milliers, et qui apportent la nouvelle terrible de la prise de Paris par l'ennemi nazi.
Depuis trois jours, Jean MOULIN a vu basculer ce morceau de France qu'il s'est juré de continuer à administrer. Le 14 juin, l'ordre du Gouvernement de replier les services civils administratifs a jeté la panique. Il a vu disparaître presque tous ceux qui pouvaient encore porter secours à la population. Il doit faire face aux bombardements, aux incendies, au manque de pain, au manque de soins, et avant tout à la peur. Les habitants ont peur, les fonctionnaires ont peur, les réfugiés ont peur, la peur règne en maître. Il ne peut plus s'aventurer avec sa Citroën dans ce qui reste des rues, car des dizaines de personnes s'accrochent en suppliant à la voiture pour qu'il les emmène loin de ce cauchemar. Et puis voilà que cette voiture est volée dans la cour de la préfecture ; alors il part à bicyclette chercher ici deux boulangers, là une infirmière, pour faire face à cette marée de souffrances.
Il y a déjà des années que Jean MOULIN, préfet d'Eure-et-Loir, n'est plus ce jeune homme provincial de bonne famille, artiste, aux manières séduisantes, devenu sous-préfet, raisonnablement ambitieux, collaborateur de cabinet ministériel, qui pouvait paraître semblable à ses collègues. Devenu préfet à trente-huit ans, il a déjà ce que l'on appelle une brillante carrière, apprivoisant les élus, subjuguant ses administrés, talentueux dans l'exercice de ses fonctions. Mais en quelques jours, Jean MOULIN a vu le monde basculer autour de lui.
En ce 17 juin, il n'est plus question d'ambition, mais de survie ; il n'est plus question d'influence, mais d'entraide ; il n'est plus question de politique, mais de guerre. C'est après avoir entendu l'ordre de repli des civils, puis celui de l'armée française, après avoir vu partir ceux sur qui il comptait, qu'il est resté seul face au destin.
A 7 heures du matin, ce jour-là, les premiers motocyclistes, puis les officiers nazis passent devant la cour de la préfecture ouverte, où Jean MOULIN, debout, attend son sort. Au nom de ce que lui-même appelle dignement la « loi de la guerre », Jean MOULIN prend acte de la victoire nazie, et demande à l'occupant le respect des populations, qui lui est, dans un premier temps, assuré. Mais ce répit est de courte durée.
A 18 heures, deux officiers nazis viennent le chercher pour le soumettre à un affreux marchandage.
On veut lui faire signer un protocole déclarant l'armée française et ses tirailleurs sénégalais responsables d'atrocités sur des femmes et des enfants dont les corps sont découverts horriblement mutilés. Il n'a qu'à signer, et l'armée française sera désignée coupable de ces terribles exactions.
Jean MOULIN sait bien que ces malheureux sont des victimes de bombardements, et que les tirailleurs sénégalais n'ont rien à se reprocher, bien au contraire. « Ces troupes coloniales, en dépit de la débâcle, s'étaient battues », ainsi que Daniel CORDIER l'a si bien dit, « avec un héroïsme désespéré pour défendre Chartres, ce qui explique le désir des envahisseurs racistes de se venger en les déshonorant ».
On menace Jean MOULIN, on le frappe violemment, on le jette sur l'un des cadavres ensanglantés, mais il refuse de signer. Il ne peut plus se tenir debout, au terme de sept heures de ces brutalités, et on l'enferme pour la nuit où la douleur ne lui laisse aucun répit.
Avec une détermination qu'il décrit lui-même calmement, c'est à ce moment que commence pour Jean MOULIN la Résistance, avec ce qu'elle représente en termes d'engagement, de prise de risque pour soi et pour les siens, de sacrifices et de dépassement de soi au nom d'un idéal.
Il l'écrit quelques mois plus tard en y repensant : « Pendant sept heures, j'ai été mis à la torture physiquement et moralement. (...) Et pourtant, je ne peux pas signer. (...) Je ne peux pas sanctionner cet outrage à l'armée française et me déshonorer moi-même. Tout plutôt que cela, même la mort (...) Ma mère, qui m'a donné la vie, me pardonnera (...). »
Dans cette nuit du 17 au 18 juin, à l'heure même où, dans sa chambre d'hôtel, à Londres, le général de GAULLE, ne trouvant pas le sommeil, écrit le discours qui deviendra l'appel du 18 juin, Jean MOULIN, dans sa cellule de fortune, choisit de se trancher la gorge avec des débris de verre, pour ne pas signer un témoignage honteux, pour ne pas trahir la France.
Les officiers nazis perdent la face devant cet acte, et doivent renoncer à leur misérable entreprise. Jean MOULIN est soigné puis regagne la préfecture, cinq mois avant d'être révoqué par le régime de de Philippe Pétain.
Ce jour-là, Jean MOULIN est encore loin d'être le chef de la Résistance, arrêté trois ans plus tard à Caluire par la Gestapo, et qui mourra sous la torture. Il vient pourtant de révéler sa capacité à le devenir un jour. Dès le 17 juin, Jean MOULIN est déjà au premier rang de ces « Français qui n'acceptent pas la soumission », selon l'expression de Max GALLO. Cet acte impressionnant signe la marque d'une telle personnalité qu'il va influencer le général de GAULLE lors de leur rencontre, en septembre 1941.
Viennent ensuite les années terribles, où Jean MOULIN révèle des qualités inégalées, qu'il met au service du général de GAULLE en fédérant la Résistance. Dans cette bataille des courages, il arrive à organiser les hommes, jusqu'à créer et présider le Conseil national de la Résistance.
Cher Daniel CORDIER, vous avez été choisi par Jean MOULIN pour être son secrétaire à cette époque, et vous avez raconté comment cette rencontre a bouleversé votre vie. Au delà d'une bravoure inouïe, vous avez dépeint chez cet homme ce mélange rare qui faisait sa supériorité naturelle : l'autorité sur les hommes, la générosité des idées.
Le 21 juin 1943, le service de renseignement et de sécurité du IIIème Reich l'arrête à Caluire, et trois ans après le premier combat, commence pour lui le dernier : se taire quinze jours encore sous la torture, et malgré l'acharnement de ses bourreaux, mourir les lèvres serrées.
Mesdames et Messieurs, j'ai voulu que soit gravée ici, dans l'hôtel de Beauvau, une plaque commémorative. Celle-ci rappelle à jamais, à chacun des fonctionnaires, à chacun des visiteurs du ministère de l'intérieur, ce que fut le premier combat de Jean MOULIN.
Ce premier combat, ce fut celui d'un homme, d'un préfet, d'un héros.
Un héros qui résiste à l'oppression et qui récuse le racisme.
Un héros qui croyait à la France.