Intervention de M. Brice HORTEFEUX, Ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales - Sénat, Palais du Luxembourg
- Seul le prononcé fait foi -
Monsieur le Président,
Madame la Présidente de la commission des affaires sociales,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Madame la Sénatrice Michèle ANDRE,
Vous avez souhaité que nous débattions, aujourd’hui, de la situation des personnes prostituées dans notre pays et notamment de l’application du délit de racolage, créé par la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003.
Sachez que je comprends fort bien votre préoccupation, car il s’agit là, à l’évidence, d’une question majeure, aux implications tant juridiques que sanitaires et sociales, comme vous l’avez souvent souligné Madame la Sénatrice Alima BOUMEDIENE-THIERY (PS). Il est légitime que la représentation nationale évalue l’efficacité du dispositif social et répressif en matière de lutte contre la traite des êtres humains.
La prostitution est un problème sérieux et un problème grave car elle est, d’abord, à bien des égards, une violence – celle faite aux femmes a, d’ailleurs, été décrétée « grande cause nationale » pour l’année 2010. Le traitement de cette question est révélateur du système de valeurs de notre société et des principes qu’elle défend.
C’est pourquoi depuis la loi du 13 avril 1946, dite « loi Marthe RICHARD », la prostitution n’est ni contrôlée, ni interdite en tant que telle. En effet, la prostitution n’est pas contrôlée parce que la France ne considère pas la prostitution comme une activité parmi d’autres. La France défend une position abolitionniste, ainsi dénommée car elle abolit toute règle susceptible de légaliser la prostitution de manière à permettre, par une politique adaptée, d’envisager sa disparition.
Ce qui compte, c’est bien la situation ou le sort des personnes prostituées. Il est significatif que le service de police spécialisé dans la lutte contre le proxénétisme soit l’office central de répression de la traite des êtres humains.
I. Où en sommes-nous ? Comment les phénomènes de prostitution et de proxénétisme se présentent-ils, aujourd’hui, en France ?
(1) Première question : quel est le nombre de personnes prostituées en France ?
Il est difficile d’évaluer avec précision le nombre de personnes livrées à la prostitution en France. Bien sûr, le système de traitement des infractions constatées (STIC) centralise les identités de toutes les personnes mises en cause pour des faits de racolage, mais le STIC ne constitue pas en soi un outil statistique. Jusqu’en 1960, les prostituées étaient inscrites dans un fichier médico-social qui a été supprimé lorsque la France a ratifié la convention de New-York de 1949 sur la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui.
L’office central de répression de la traite des êtres humains centralise l’ensemble des données relatives à la prostitution. Il situe de 18 à 20 000 le nombre de personnes se livrant à cette activité en France. Ce chiffre demeure stable depuis plusieurs années. A titre de comparaison, les autorités espagnoles et les autorités allemandes évaluent chacune à 400 000 le nombre de prostituées travaillant dans leurs pays respectifs. Les prostituées seraient également 20 000 aux Pays-Bas, alors que la population de ce pays représente guère plus que le quart de la population française.
(2) D’où viennent les personnes prostituées ?
On estime qu’au moins 80% des personnes se prostituant en France sont étrangères. Les principaux pays d’origine sont :
o pour l’Europe centrale, la Bulgarie et la Roumanie ;
o pour l’Afrique, le Nigéria, le Cameroun et le Ghana ;
o pour l’Asie, essentiellement la Chine.
Les jeunes femmes sont prises en charge par un réseau qui, bien souvent, est, en même temps, une filière d’immigration clandestine. Ces passeurs leur font subir un parcours de « mise en condition », imposé soit par la contrainte physique, soit par une forme de pression morale.
(3) Il y a, en réalité, trois types de prostitution :
o la prostitution visible sur la voie publique qui concerne principalement les prostituées roumaines, bulgares et africaines, et qui est en régression ;
o la prostitution dite discrète, dans les salons de massage mais aussi les hôtels où elle tend de plus en plus à se développer grâce aux sites internet d’escort girls. Elle est surtout le fait de jeunes femmes venues des pays slaves et d’Europe de l’Est ;
o enfin, la prostitution cachée, pratiquée en appartement, essentiellement par des prostituées asiatiques ou des travestis sud-américains.
Bien souvent, les réseaux de proxénétisme font circuler les jeunes femmes dans les différents pays européens, sans les laisser trop s’attarder dans l’un ou l’autre, afin qu’elles ne se familiarisent pas avec la culture du pays, n’établissent pas de contacts privilégiés et ignorent tout de la législation locale. C’est pourquoi, en France, des villes comme Lille, Strasbourg ou Nice, sont touchées par ce phénomène. Les rendez-vous sont pris sur internet ; le site est géré depuis l’étranger ; les rendez-vous sont confirmés par SMS, depuis l’étranger également.
(4) Dans ces conditions, quels résultats donne la lutte contre le proxénétisme ?
En 2009, 40 réseaux de proxénétisme liés à la criminalité organisée ont été démantelés par la police et la gendarmerie nationales, contre 23 en 2008 et 32 en 2007. Vous avez raison de le souligner, Madame la sénatrice Gisèle GAUTIER, la moitié provenait d’Europe de l’Est et des Balkans. 827 individus ont été mis en cause pour 464 faits constatés de proxénétisme. Sur le long terme, on observe une certaine stabilité du nombre de faits de proxénétisme constatés et du nombre de personnes mises en cause pour ce type d’infractions.
Force est de constater qu’en Europe, ce sont les « pays réglementaristes » qui connaissent le plus grand développement du proxénétisme. C’est le cas de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Italie, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne. Ces pays régularisent en quelque sorte la fonction de proxénètes qui y sont considérés comme de simples commerçants. C’est ainsi que des réseaux de type mafieux prennent librement le contrôle des vitrines, bars à hôtesses et autres « Eros center » que les autorités cherchent, aujourd’hui, à éloigner du centre-ville. Or, je note que ces mêmes autorités de police manifestent un intérêt certain pour la façon dont la France appréhende le phénomène. L’Espagne, notamment, souhaite renforcer la répression du racolage pour mieux lutter contre la prostitution de rue.
II. Je me pose une question : est-ce au moment où bon nombre de pays européens s’apprêtent à revoir leur réglementation et à se rapprocher de la démarche française qu’il faudrait revenir sur notre législation ?
(1) Permettez-moi, d’abord, de vous dire pourquoi la loi du 18 mars 2003 a prévu de réprimer toutes les formes de racolage.
Avant cette loi, seuls étaient pénalement réprimés le racolage actif - constitutif d’une contravention de 5ème classe - , l’exhibition sexuelle et le proxénétisme. Or, les activités de prostitution, dans les années 1990 et au début des années 2000, ont connu une nette recrudescence en France et plus particulièrement à Paris et en proche banlieue.
Dès lors, les pouvoirs publics se sont trouvés confrontés à un double problème :
o tout d’abord, de la situation de certains centres-villes et autres quartiers périphériques. En plus des risques sanitaires évidents, cette situation était devenue insupportable pour ceux qui vivaient dans ces quartiers, du point de vue tant de la salubrité que de la tranquillité publiques. Il fallait donc prendre de toute urgence des mesures radicales ;
o il convenait, ensuite, de ne pas inciter certaines organisations criminelles internationales à exploiter la misère à peu de frais en attirant sur les trottoirs français des jeunes femmes étrangères, sous prétexte que le racolage pratiqué par celles-ci ne les exposait à aucun risque particulier et notamment pas à celui du paiement d’amendes élevées.
Cette nouvelle incrimination de racolage (article 225-10-1 du code pénal) devait apporter rapidement une réponse concrète à ces risques et nuisance.
(2) Deuxième interrogation : que doit-on penser de la façon dont cette disposition est, aujourd’hui, appliquée ?
J’entends que certains réclament la suppression pure et simple de l’incrimination de racolage pour, prétendument, inverser le statut juridique des prostituées en les rendant « victimes » et non « coupables » aux yeux de la loi. Je le dis clairement : une solution aussi radicale aurait pour effet mécanique de nous faire revenir immanquablement à la situation que nous connaissions avant 2003, ce qui, à l’évidence, ne constituerait en rien un progrès. Non seulement cela n’améliorerait pas la situation des personnes prostituées, mais cela ne les arracherait pas davantage aux réseaux dont elles sont victimes.
Certains ont soutenu que cette incrimination allait inciter les prostituées à poursuivre leurs activités pour payer leurs amendes. Je pense vraiment que la politique pénale suivie depuis lors infirme totalement ce type d’affirmation. Elle démontre, au contraire, que ces dispositions législatives sont appliquées avec tout le discernement nécessaire : ainsi, si, en 2004, 5 152 procédures étaient établies pour délit de racolage, ce chiffre n’était plus que de 2 315 en 2009, soit une baisse de 55 %.
Oui, Madame la sénatrice Jacqueline PANIS, vous avez raison, les prostituées doivent être et sont bel et bien perçues comme des victimes et traitées en tant que telles, sauf, évidemment, à ce que le comportement outrancièrement racoleur de certaines ne devienne un véritable trouble à l’ordre public.
(3) Alors, pourquoi cette incrimination demeure-t-elle nécessaire ?
L’application de cette disposition du code pénal a, de fait, permis de libérer les rues de ce phénomène. Certains détracteurs de la loi pour la sécurité intérieure le reconnaissent eux-mêmes en évoquant la disparition des « prostituées visibles » sur la voie publique.
Dans sa dimension dissuasive et répressive, ce dispositif reste un instrument essentiel pour les forces de police et de gendarmerie. On l’utilise par exemple, actuellement, à l’encontre de celles qu’on appelle les « marcheuses chinoises », dans certains arrondissements de l’Est parisien, et des prostituées d’origine africaine qui cherchent à nouveau à s’implanter dans le nord de la capitale. Cette incrimination n’est pas utilisée par les seuls services de police parisiens : plusieurs villes de province sont confrontées à un phénomène similaire, et policiers et gendarmes ont donc recours à cet outil juridique.
Celui-ci a d’autres mérites encore. Il est une façon pour les policiers et les gendarmes, non pas d’alimenter un quelconque fichier - comme le prétendent certains -, mais d’essayer de mettre les personnes prostituées en confiance. Ils peuvent alors les orienter vers des structures d’aide et d’accueil, et leur proposer de coopérer dans la lutte contre les réseaux de proxénétisme et les filières d’immigration clandestine.
Il est, en effet, illusoire de croire qu’une jeune femme d’origine étrangère, parlant peu ou pas le français, éventuellement démunie de titre de séjour, recrutée et exploitée de force par un réseau qu’elle craint, contactera spontanément les services de police pour dénoncer ses proxénètes et autres trafiquants. Il faut savoir que les procédures de proxénétisme débutant par une plainte constituent l’exception. Elles représentent moins de 5% des dossiers suivis en France.
Le racolage étant un délit, les policiers peuvent user de leur pouvoir de coercition pour éloigner momentanément la prostituée de son lieu d’activité, la conduire au service pour l’informer de son statut de victime et des droits qui y sont désormais attachés. Il ne s’agit pas d’un détournement de procédure, il s’agit simplement d’utiliser la procédure à bon escient. C’est, en effet, l’un des rares moments où un policier peut communiquer à la personne prostituée les coordonnées d’associations susceptibles de lui apporter assistance.
(4) Dans ces conditions, personne ne conteste que les personnes prostituées sont, d’abord et avant tout, des victimes qu’il faut protéger. C’est ce que nous faisons en combattant le proxénétisme ; c’est aussi ce que nous faisons en interdisant le racolage ; c’est encore ce que nous faisons par la mise en place de mesures d’accompagnement.
Il est certain que l’incrimination de racolage n’est pas la solution universelle et définitive au problème de la prostitution. Elle n’a, d’ailleurs, jamais eu cette prétention. En revanche, elle a incontestablement contribué à réduire le phénomène dans son ampleur.
Je dirais même que les prostituées sont d’autant plus considérées comme des victimes que la loi du 18 mars 2003 a mis en place, à leur intention, des mesures d’accompagnement social, sanitaire et psychologique. Les articles 42 et 43 de la loi offrent aux prostituées d’échapper à la contrainte de leur souteneur, à travers des dispositifs de protection ou la création de places en centres d’hébergement et de réinsertion.
Il n’y a, malheureusement, pas de données statistiques disponibles en la matière. Les personnes prostituées sont accueillies dans des foyers réservés aux femmes, sans qu’elles aient à être stigmatisées par leur état de prostituées, et cet accueil se fait dans la plus grande confidentialité pour que les proxénètes ne soient pas tentés de venir récupérer ce qu’ils considèrent comme étant leur marchandise.
III. Il existe un système de protection proposé par l’Etat aux prostituées qui témoignent ou portent plainte dans une procédure contre des proxénètes. Ce dispositif a, certes, le mérite d’exister, mais il faut aller encore plus loin dans la connaissance du phénomène, les mesures de protection des prostituées et la défense de leurs droits.
(1) Des dispositions ont été prises en faveur des prostituées qui aident les services de police ou de gendarmerie dans leur lutte contre les réseaux de traite des êtres humains.
L’article 76 de la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003 prévoit, par exemple, qu’une carte de séjour temporaire peut être délivrée à la personne prostituée étrangère qui dépose plainte ou témoigne dans une procédure pénale engagée contre son souteneur, sauf si sa présence constitue une menace à l’ordre public. Je sais, Madame la sénatrice Bernadette BOURZAI que c’est un sujet qui vous tient à cœur. En cas de condamnation définitive de la personne mise en cause, une carte de résident peut alors être délivrée.
Plusieurs droits sont attachés à la détention de cette carte de séjour temporaire : elle ouvre droit, tout d’abord, à l’exercice d’une activité professionnelle. Elle permet aussi l’ouverture des droits à une protection sociale, à l’allocation temporaire d’attente, à un accompagnement social et, en cas de danger, à une protection policière pendant la durée de la procédure pénale.
Il est également prévu que cette personne prostituée étrangère puisse être orientée, lorsque sa sécurité nécessite un changement de lieu de résidence, vers le dispositif national d’accueil des victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme. Il s’agit du dispositif Ac-Sé qui fonctionne sous parrainage de la direction générale de l’action sociale.
En 2008, seules 56 personnes ont été signalées à la coordination du dispositif Ac-Sé. Par ailleurs, en 2009, 79 titres de séjour temporaire ont été délivrés, dans le cadre de la lutte contre le proxénétisme. Ces chiffres montrent bien que très peu de personnes prostituées étrangères demandent à bénéficier de ce dispositif, pourtant prévu pour des personnes connaissant de grandes difficultés. Les instructions données par le ministre de l’immigration sont pourtant claires : il réclame un traitement immédiat et personnalisé des victimes afin de porter assistance aux étrangers qui subissent des traitements indignes et de lutter encore plus efficacement contre les auteurs des infractions de traite des êtres humains et de proxénétisme.
(2) Tout cela, bien sûr, paraît encore insuffisant, et il faut aller bien plus loin, à la fois dans la lutte contre ceux qui exploitent la prostitution d’autrui, mais aussi dans la défense, la protection et la réinsertion des personnes prostituées.
C’est pourquoi j’ai demandé à mes services, pour la fin juin, de procéder à une évaluation des moyens juridiques et opérationnels engagés dans la lutte contre le proxénétisme, ainsi que de ceux déployés pour secourir les personnes qui en sont victimes.
Parallèlement, le groupe de travail interministériel élargi, constitué après la ratification par la France de la convention du conseil de l'Europe sur la traite des êtres humains, doit rédiger un projet de décret portant création d'une structure de coordination nationale et élaborer un plan d'action national en matière de lutte contre la traite des êtes humains.
Il ne m’appartient pas de dévoiler, ici, le contenu de ce rapport, mais je sais qu’il contiendra bon nombre de dispositions qui répondront à vos attentes d’information sur le phénomène de la prostitution et d’action en faveur des victimes des proxénètes. Les différentes propositions sont, en effet, organisées autour d’axes majeurs comme la coordination de la lutte, le développement de la prévention, l’identification des victimes, leur protection et leur prise en charge, la répression des auteurs, le contrôle, l’observation et l’évaluation des politiques publiques.
Bien sûr, nous ne pouvons pas nous contenter des résultats obtenus. Il y a encore beaucoup de travail à faire et d’efforts à fournir, mais je pense sincèrement que nous sommes sur la bonne voie. Nous disposons des bons instruments et nous sommes en train de forger les outils qui nous faisaient défaut. Nous avons la bonne approche, qui est faite de mesure, de discernement mais, aussi, de détermination.
Si nous sommes pragmatiques, nous avons aussi des valeurs à défendre sur lesquelles, je vous le dis, jamais nous ne transigerons.