Jeudi 15 janvier 2015, Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, a répondu successivement aux questions de Nathalie Goulet, Joëlle Garriaud-Maylam et Cédric Perrin lors de la séance de questions au Gouvernement au Sénat.
Nathalie Goulet sénatrice UDI de l’Orne
Oui ! Merci Monsieur le Président. Monsieur le Premier ministre, mesdames-messieurs les ministres, mes chers collègues, j’ai 56 ans, je suis petite-fille de déportés et je ne croyais pas voir dans ce pays des enfants assassinés parce qu’ils étaient juifs dans l’affaire MERAH, des gens assassinés parce qu’ils étaient juifs et consommateurs d’un supermarché casher, ni des dessinateurs assassinés pour leur liberté d’opinion, le choc est je dois dire incommensurable. Comment en est-on arrivé là dans la France de la liberté et des droits de l‘homme ? Les débats de ces derniers jours entraînent certains d’entre nous vers des dérives sécuritaires et je vous remercie, monsieur le Premier ministre et monsieur le ministre de l’Intérieur, d’avoir déjà indiqué qu’il n’y aurait pas de loi d’exception, c’est important. J’avais plus ou moins anticipé ce type de problème en demandant, dès le mois de juin, une commission d’enquête qui travaille dans cette maison et, sans tapage sécuritaire, je crois que notre contribution à tous sera utile tant il est vrai que dans cette commission nous avons une harmonie dans le travail et dans son efficacité volontaire. Monsieur le ministre de l’Intérieur, comment comptez-vous aider à améliorer la détection précoce de la radicalisation, parce que les enseignants, les éducateurs, les travailleurs sociaux, le personnel pénitentiaire, les élus, ont un peu de mal à distinguer parfois, voire souvent, les grilles de lecture de cette radicalisation ? Comment distinguer un musulman qui pratique sa religion, comme c’est son droit absolu dans la République, qui mange Hallal, qui respecte les prières, qui respecte le Ramadan et celui qui est radicalisé ou sur la voie de la radicalisation ? Vous avez mis en place des cellules de veille de signalement, nous avons rencontré les responsables de l’Unité de Coordination de Lutte Anti Terroriste, l’UCLAT, quelles mesures comptez-vous prendre en direction notamment des écoles et des travailleurs sociaux qui sont en première ligne de front à la rencontre de ces phénomènes nouveaux et qui se multiplient de façon exponentielle au nom d’un Islam totalement dévoyé qui embrigade jeunes gens et jeunes filles dans leur folie meurtrière ? Alors la détection et le signalement précoce sont les postes avancés de la prévention, la prévention est un mot pratiquement oublié ces temps-ci et, pourtant, c’est un mot essentiel. Je vous remercie de votre répondre !
Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur
Merci Monsieur le Président ! Madame la Sénatrice, je veux d’abord saluer le travail que vous faites au sein de la commission d’enquête que vous présidez où vous avez auditionné une grande partie de ceux qui, au sein du Ministère de l’Intérieur, contribuent à la protection des Français – mais pas seulement – et vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de mettre en place des politiques préventives qui permettent de s’attaquer à la question de la dé-radicalisation. Je voudrais beaucoup insister sur la nécessité effectivement de prendre en compte ce dispositif préventif et c’est d’ailleurs l’une des premières actions que le Premier ministre a souhaité qu’on mette en place au mois d’avril lorsque l’on a décidé d’engager une action très, très large incluant des dispositifs préventifs et un texte de loi qui a été débattu au Sénat et adopté au mois de novembre dernier ; Nous avons notamment mis en place cette plateforme de signalement au Ministère de l’Intérieur, qui permet aux familles -mais pas simplement aux famille, à tous ceux qui détectent des signaux faibles - de signaler les cas de manière à ce que nous puissions mettre en place des dispositifs de prévention amples et efficaces autour de ceux qui menacent de basculer dans des activités terroristes, 700 cas ont été signalés. Dans les départements du ressort de résidence de ces personnes, sous l’autorité du procureur de la République et du préfet, après qu’avec Madame la Garde des sceaux nous avons pris une circulaire commune, toutes les administrations de l’Etat et des collectivités locales sont mobilisées pour, en matière de santé mentale, en matière d’accompagnement social, en matière de lutte contre les addictions, en matière d’éducation, nous puissions mobiliser toutes les énergies publiques pour engager cette dé-radicalisation, y compris à l’école d’ailleurs où la ministre de l’Education nationale a pris des dispositions pour qu’il y ait un véritable livret sur la dé-radicalisation qui soit diffusé dans les établissements scolaires. Mais cela bien entendu ne suffit pas ! Parce que 90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme basculent par le biais d’Internet, et je vous invite à regarder ce qui circule sur la toile, sur Twitter, dans les réseaux sociaux, sur Facebook en termes de propos racistes, antisémites qui blessent, qui atteignent des individus et créent un climat qui incite à la haine. Alors personne ne songe, nous avons eu le débat au moment de la loi, à remettre en cause la liberté d’expression sur Internet – c’est un vecteur auquel tout le monde tient et qui est aussi un extraordinaire lieu d’échanges – mais il faut avoir conscience de la nécessité qu’un espace de liberté n’est pas un espace dans lequel aucune régulation ne peut permettre de juguler les haines, les racismes, l‘antisémitisme… et c’est l’un des sujets sur lesquels nous sommes déterminés à agir parce qu’il faut là aussi de la prévention.
Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice UMP des Français établis hors de France
Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, Mesdames et Messieurs les Ministres, mes chers collègues, la France a été touchée au cœur et à l’âme par des attentats abjects. Mais elle s’est redressée avec un esprit de détermination et de courage exemplaire. Nous sommes fiers de notre pays, nous sommes fiers de nos policiers, de nos gendarmes, de nos citoyens et de notre union nationale. Mais après l’émotion, arrive le temps des questions, et surtout le temps de l’action. Les Français attendent de nous du concret. Ils attendent de nous d’appliquer les lois qui ont déjà été votées et de renforcer les Services de Renseignement, car le contre-terrorisme est un processus au long cours. Dans un monde où les projets terroristes ne connaissent plus de frontières et qu’ils s’échafaudent avec le soutien d’organisations à l’étranger, notre capacité de renseignement passe évidemment par la coopération internationale judiciaire et technique. Certains pays comme la France ont davantage de moyens et d’expertise que d’autres. Ils ont le devoir d’aider les Etats plus vulnérables, car la sécurité internationale, c’est un bien commun mondial. Il est essentiel que les énergies et les synergies jouent à plein, notamment entre partenaires de l’OTAN pour renforcer par exemple la surveillance des trafics d’armes et des financements criminels illicites. Davantage doit aussi se jouer au niveau européen. Une harmonisation des mesures antiterroristes est indispensable. Je pense, par exemple, au programme PNR de transfert des données des dossiers Passagers. Comme je le soulignais il y a quelques mois dans mon rapport sur le terrorisme, à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, ces réseaux de partenariat ne doivent pas être limités aux instances gouvernementales. Il nous faut associer la société civile à l’effort de sécurité nationale. C’est tout l’enjeu des réserves opérationnelles et citoyennes qui pourraient mobiliser des personnes disposant de compétences spécifiques sur le plan linguistique, technologique, psychologique pour l’encadrement de jeunes en mal de repères, une sensibilisation à la citoyenneté et des programmes de prévention et de déradicalisation. Hélas, les décrets d’application de la Loi de juillet 2011 sur le rôle des réserves en cas de crise ne sont toujours pas parus, alors qu’il s’agit d’un vigier (phon) formidable. Monsieur le Premier Ministre, les mobilisations massives de ce week-end ont montré que la France était capable de cet élan d’union pour défendre la liberté, le vivre-ensemble. Mais donnons-nous les moyens de mieux impliquer tous les citoyens en faveur de cette résilience. Aidez-nous à développer notamment ces réserves civiles citoyennes et opérationnelles. Nous sommes tous Charlie mais nous voulons tous redevenir totalement la France. Merci.
Bernard Cazeneuve, ministre de L’Intérieur
Madame la Sénatrice, vous avez raison d’abord, d’insister sur la nécessité de mobiliser ces réserves citoyennes dans le contexte. Le rassemblement, l’unité, la conscience qu’ont tous les citoyens français du rôle qui leur incombe dans le contexte implique que l’on soit capable de mettre en œuvre vite des dispositions législatives à l’élaboration et au vote desquelles vous avez largement participé. Je veux donc être précis dans la réponse. Les décrets d’application seront présentés au Comité technique ministériel de mon ministre le 12 février, présentés dans la foulée, par le secrétaire général du gouvernement au Conseil d’Etat, et par conséquent, ces décrets seront pris de manière à ce que cette mobilisation souhaitée par vous soit possible. C’est nécessaire, c’est important, et le gouvernement en est parfaitement conscient. Deuxièmement, il faut que les dispositions que nous avons adoptées, vous l’avez dit, au début de votre question, au mois de novembre, soient mises en œuvre. Nous avons passé hier en Conseil des ministres les textes d’application de l’interdiction administrative de sortie du territoire et l’interdiction d’entrer dans le territoire également de tous ceux qui, étrangers, ont été engagés dans des opérations à caractère terroriste, sur le théâtre des opérations que l’on sait, et seraient tentés de revenir en France. Il ne peut pas y avoir de possibilité pour ceux-là de revenir sur le territoire national. La plus grande fermeté s’appliquera à eux ! Je veux le dire avec la plus grande netteté. De la même manière, nous sommes aussi déterminés à procéder à l’expulsion de ceux qui, étrangers en France, sont engagés dans des opérations terroristes. Nous avons multiplié par 2, en 2013 et 2014, le nombre de ces expulsions. Nous poursuivrons avec la plus grande fermeté cette politique parce qu’il faut regarder la situation dans sa réalité et en face. Enfin, vous évoquez la nécessité de renforcer les coopérations européennes, vous avez raison. Dans un certain nombre de domaines où nous avançons mais où il faut accélérer. Le PNR européen, sur lequel le Conseil européen et la Commission européenne sont tombés d’accord mais qui est bloqué au sein de la Commission LIBE du Parlement européen, il faut convaincre les parlementaires européens, qui voient les événements, qui les regardent et qui sont conscients de la gravité de la situation, qu’il est un équilibre possible entre davantage de sécurité à travers la mise en place de ce PNR, et davantage de protection des données, de manière à assurer la préservation des libertés publiques. Parce que, comme l’a dit le Premier ministre dans son discours très fort au Sénat, « la lutte contre le terrorisme ne saurait sacrifier les libertés publiques pour la sécurité ». Tout cela doit se conjuguer de concert, parce que si les libertés devaient reculer pour assurer la sécurité, alors nous donnerions aux terroristes une première victoire. Et donc il faut, avec pragmatisme, efficacité, détermination, trouver cet équilibre dans la lucidité et dans la responsabilité. Enfin, je veux insister sur le fait que nous allons, de façon déterminée, multiplier les initiatives à destination des grands opérateurs Internet. Je me rendrai aux Etats-Unis pour rencontrer les responsables de ces grands opérateurs au début du mois de février, de manière à les sensibiliser à la responsabilité qui doit…
Etre la nôtre et leur faire passer le message que la liberté sur Internet et la responsabilité, là aussi, ça se conjugue.
Cédric Perrin, député-maire UMP de Beaucourt (Territoire de Belfort)
Monsieur le président, Monsieur le Premier ministre, Mesdames et Messieurs les ministres, les destinées d’hommes et de femmes épris de liberté ont été précipitées vers l’abîme par la folie d’autres hommes, par une idéologie barbare basée sur la terreur. L’émotion a saisi la France, l’émotion a saisi le monde. Un peuple tout entier s’est levé pour dire son attachement à la démocratie, à la liberté, à la République et à ses valeurs. Osons désormais l’examen de conscience. Les Français attendent des actes, des actes forts. La démocratie se défend distraitement, Monsieur le ministre. Il ne doit plus aujourd’hui y avoir d’angélisme, de naïveté, de bien-pensance face au terrorisme qui sème la mort partout où il se développe. Nous devons notamment nous interroger sur la surveillance menée par les services de renseignement et comprendre ce qui n’a pas fonctionné. En effet, fichés, archiconnus pour de multiples faits ayant un rapport direct avec des personnes peu recommandables et très directement liés à la mouvance terroriste, les auteurs de ces crimes barbares n’étaient plus surveillés depuis près de six mois. Ainsi de nombreuses questions se posent tout naturellement. Monsieur le ministre de l’Intérieur, comment comptez-vous remédier à la faille béante évoquée par le Premier ministre lui-même ? Pour quelles raisons des individus connus aux États-Unis comme terroristes potentiels et interdits sur le territoire américain, ayant entre autres séjourné au Yémen et fréquenté Djamel BEGHAL, peuvent se promener en France librement sans aucune surveillance ? Partis pour le jihad, pour apprendre à assassiner et à combattre la démocratie, ces apprentis terroristes n’ont plus aucune place sur le territoire national. Que comptez-vous faire pour les empêcher de revenir ? Allez-vous enfin déchoir de leur nationalité française les jihadistes binationaux ? Quelles mesures comptez-vous prendre pour garantir une bonne coopération avec les pays où transitent ces apprentis jihadistes ? Allez-vous enfin réussir à convaincre vos amis politiques de voter la création d’une base de données communautaire rassemblant des informations personnelles sur les passagers des compagnies aériennes dite PNR que l’UMP appelle de ses vœux depuis des mois ? Enfin, quel rôle ont joué la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité et le cabinet du Premier ministre dans l’interruption des écoutes d’un des frères KOUACHI ? Confirmez-vous, Monsieur le ministre, les informations selon lesquelles ils ont refusé d’étendre les écoutes à l’entourage de KOUACHI et ainsi, mettre fin à toute surveillance ? Pour conclure, Monsieur le ministre, le gouvernement donnera-t-il enfin des moyens suffisants à nos services pour leur permettre de faire face à la menace qui pèse sur notre pays ?
Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur
Monsieur le sénateur, merci pour cette question qui appelle une réponse extrêmement précise. D’abord, pour ce qui concerne les moyens des services de renseignement, qui sont généralement la condition de leur efficacité, vous êtes trop bien informé comme en témoigne votre question pour ne pas savoir qu’ils ont beaucoup été rabotés. Il n’y a pas de cela si longtemps – je veux donner des chiffres extrêmement précis –, les crédits, alors qu’il y avait des besoins technologiques très importants qui avaient été identifiés à l’occasion de l’élaboration du Livre blanc en 2008, n’ont pas été abondés et leurs effectifs ont diminué de près de cent trente unités dans un contexte dont tout le monde avait conscience qu’il était nécessaire de manifester une vigilance et une attention. C’est la raison pour laquelle le Premier ministre, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, a décidé d’augmenter de quatre cent trente-deux les effectifs de la Direction générale de la sécurité intérieure, qu’au terme d’un rapport élaboré par les parlementaires, à la fois Monsieur VERCHÈRE et Monsieur URVOAS, une réforme des services de renseignement était engagée, destinée à transformer la Direction centrale du renseignement intérieur en Direction générale de la sécurité intérieure et que par ailleurs, nous avons augmenté de douze millions d’euros par an, c’est-à-dire trente-deux millions d’euros dans le cadre du triennal, les moyens technologiques dont la DGSI a besoin en augmentant ses budgets. Et nous allons aller au-delà pour que vous soyez totalement rassuré parce que ce que vous exprimez correspond à un besoin des Français de voir leurs services de renseignement pouvoir intervenir de façon efficace en étant dotés des moyens qui vont bien. Et il y a trois domaines – je vais être assez précis – dans lesquels nous avons besoin de conforter ses compétences. Le premier domaine, c’est celui des compétences linguistiques parce que nous avons besoin de traducteurs pour traduire des interceptions de sécurité en langue complexe. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle j’avais demandé, dans le cadre de la loi terroriste, qu’on portât de dix jours à trente jours la durée d’analyse des interceptions de sécurité, ce qui a suscité des interrogations sur de nombreux bancs parce que je comprends que l’équilibre entre sécurité et liberté doit être une préoccupation constante. Troisième sujet que je voulais évoquer avec vous, c’est la question des frères KOUACHI et de COULIBALY. Bon, la Commission nationale des interceptions de sécurité a fait son travail et on n’est pas là pour faire des mises en cause et procéder à des accusations mais pour tirer les conclusions de ce qui a été fait, les enseignements. Elle a fait son travail conformément à la loi parce que nous sommes dans un État de droit. Les frères KOUACHI ont été interceptés à plusieurs reprises entre 2011 et 2014. Dans le cadre de ces interceptions, il n’a rien été décelé qui témoignait de leur volonté de s’engager dans des opérations à caractère terroriste. Et comme vous le savez, dans un État de droit, les interceptions ne peuvent pas durer infiniment.
C’est la raison pour laquelle – et je conclus pour répondre à la demande du président –, dans le cadre des propositions que nous allons adresser au Premier ministre et qui feront l’objet de dispositions nouvelles rapides, nous introduirons les moyens juridiques permettant d’aller au-delà pour que les difficultés se voient contrebalancées par des solutions concrètes.