Discours de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, à l’occasion du rapport de l'IGPN et de l'IGGN concernant les événements à Sivens, Paris, 13 novembre 2014.
Mesdames, Messieurs,
Dans la nuit du samedi 25 au dimanche 26 octobre, un manifestant est mort lors d’une opération de maintien de l’ordre public sur le site de SIVENS.
Mesdames et Messieurs, dans la quête de vérité qui m’anime depuis les premières heures, j’ai choisi de garantir les conditions d’un travail serein de la justice, seule en charge d’établir la vérité des faits. Beaucoup de choses sont écrites, beaucoup de questions sont posées. Je comprends l’émotion et l’indignation de la jeunesse devant ce drame. Je comprends les doutes d’une génération qui aspire à être entendue. Je comprends et je partage l’impatience de connaitre la vérité. Ces questions trouveront réponse avec l’enquête judiciaire en cours. C’est ma volonté, c’est celle du Gouvernement depuis dimanche 26 octobre : garantir, hors de toute pression, la sérénité du travail des enquêteurs. Rien ne me fera dévier de cette route ; aucun article, aucune divulgation de pièce de l’instruction ne me conduira à remettre en cause ce principe fondamental, que j’ai trop défendu avant 2012 pour ne pas me l’appliquer strictement une fois aux responsabilités : dans notre pays, la justice est indépendante. C’est à elle qu’il revient d’enquêter. C’est elle qui dira la vérité sur les faits et établira les responsabilités, en dehors de toute pression.
C’est parce qu’il appartient à la justice de conduire l’enquête que la Gendarmerie nationale, avisait immédiatement, la nuit du 25 au 26 octobre, l’autorité judicaire. Conformément aux articles 53 et 54 du code de procédure pénale, le Parquet d’Albi saisissait en flagrance la brigade de recherches de Gaillac, conjointement avec la section de recherches de Toulouse, des chefs de violences avec armes et participation à un attroupement armé.
Au terme des premières investigations conduites sous son autorité, le Procureur de la République d’Albi s’est exprimé dans l’après-midi du mardi 28 octobre. C’est à cette date, et à cette date seulement – je vous renvoie en toute rigueur à ses déclarations du dimanche 26 et du lundi 27 octobre, indiquant qu’il n’avait pas encore pu déterminer les causes exactes du décès de Rémi FRAISSE malgré les pièces de procédure aujourd’hui divulguées – que le Procureur indique qu’il est établi que la mort de Rémi FRAISSE avait été causée par l’explosion à son contact d’une grenade offensive de type OF/F1 lancée par un militaire de la gendarmerie nationale. En effet, les analyses de police technique et scientifique, comme les diligences de médecine légales, mettaient en évidence, sur les vêtements du jeune homme, des traces de l’explosif constituant ce type de grenade.
Dès lors, le Parquet du tribunal de grande instance de Toulouse, compétent pour les affaires militaires, était saisi et ouvrait le 29 octobre une information judiciaire du chef de violences volontaires ayant entrainé la mort sans intentions de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique.
Les investigations judiciaires se poursuivent qui feront, dans la sérénité, toute la lumière sur les circonstances de ce drame et les responsabilités engagées. Les services du ministère de l’intérieur sont, depuis l’origine des événements, à l’entière disposition de la justice pour contribuer à la manifestation de la vérité. Nous la devons à la mémoire de Rémi FRAISSE et à sa famille. Elle est également et évidemment indispensable aux forces de sécurité pour analyser et pour comprendre.
Ce décès est un drame. Quels que soient les résultats de l’enquête, il s’agit d’un évènement particulièrement grave. Mon rôle est de faire en sorte qu’un tel drame ne soit plus possible, de tirer les enseignements de ce qui s’est passé à Sivens et de prendre sans délai les décisions qui s’imposent.
Si les circonstances qui ont conduit à ce drame restent à éclaircir dans le temps de la justice en laquelle nous avons une confiance absolue, sa cause indubitablement établie m’a conduit, immédiatement après l’intervention du Procureur de la République, à suspendre les grenades explosives employées par les forces mobiles et à déclencher deux enquêtes administratives :
D’ores et déjà, le premier rapport d’expertise dont je dispose et que je rends public ce soir me permet d’arrêter une première série de décisions, que je prends dans ma responsabilité de ministre de l’Intérieur, et que je souhaite vous présenter.
Ces décisions s’inscrivent dans ma conception du maintien de l’ordre, et plus largement des forces de sécurité. La mission des forces de l’ordre, c’est de protéger les libertés publiques autant que de faire respecter l’ordre public. La mission des forces de l’ordre, c’est de garantir à tous, quelles que soient les opinions ou les revendications, le droit de s’exprimer, de protester et de manifester. Les CRS et les gendarmes mobiles remplissent une mission républicaine et juste, difficile aussi. Ils sont les garants du droit de manifester.
De ces principes consubstantiels à notre démocratie, découle la doctrine française du maintien de l’ordre. Elle repose sur un parti pris opérationnel : celui de maintenir les manifestants à distance des forces de l’ordre pour que, même en cas de violences exercées contre elles – et c’est hélas de plus en plus souvent le cas – il n’y ait pas de contacts physiques qui risqueraient de provoquer des blessures sérieuses ou des drames de part et d’autre.
Cette posture opérationnelle a fait ses preuves. Les accidents graves sont rares, même lors de déchaînements de violences, et de nombreux pays reconnaissent la pertinence de notre modèle en faisant former, en France, leurs unités de maintien de l’ordre, comme les Etats-Unis ou le Canada par exemple.
Les techniques de maintien à distance employées dans les pays qui font ce choix tactique peuvent être différentes. Aucune n’est exempte de risques. La France s’appuie, depuis des décennies, sur l’utilisation d’une gamme de munitions qui correspondent à une gradation de la réponse, proportionnée à l’évolution de la physionomie des manifestations lorsque des violences apparaissent : grenades lacrymogènes simples, grenades de désencerclement, grenades lacrymogènes à effet de souffle. Les forces mobiles de la police et de la gendarmerie en sont toutes deux dotées. Les grenades lacrymogènes et les grenades lacrymogènes à effet de souffle peuvent être lancées à la main ou tirées à l’aide de lanceurs.
La gendarmerie nationale est en outre la seule force à être dotée de grenades à effet de souffle non lacrymogènes, plus puissantes, compte tenu des interventions qu’elle est amenée à conduire sur des terrains ouverts, en zone rurale notamment. Ces grenades, dites offensives, sont exclusivement lancées à la main, à distance du groupe qu’il est nécessaire de disperser par l’effet de souffle produit par ces grenades.
Toutes ces munitions ont un effet collectif. Les deux forces sont par ailleurs dotées de lanceurs de balles de défense en caoutchouc pour arrêter ou dissuader les agressions individuelles.
La mort de Rémi FRAISSE, par l’effet direct d’une grenade offensive, pose clairement la question de leur maintien en service dans la gendarmerie qui en est seule dotée. Parce que cette munition a tué un jeune homme de 21 ans et que cela ne doit plus jamais se produire, j’ai décidé d’interdire l’utilisation de ces grenades offensives dans les opérations de maintien de l’ordre.
Dans le même temps, j’ai décidé de durcir les modalités d’emploi des grenades lacrymogènes à effet de souffle (dites « GLI » pour « grenades lacrymogènes instantanées »). L’utilisation de ces munitions devra désormais se faire en binôme, composé du lanceur lui-même et d’un superviseur ayant le recul nécessaire pour évaluer la situation et guider l’opération. Moins puissantes que les grenades offensives, mais nécessaires au maintien à distance, elles sont en outre indispensables à la gradation de la réponse pour protéger tout à la fois les forces de l’ordre et les manifestants violents contre les conséquences dommageables d’un contact.
Au-delà de ces mesures concernant les armes, je souhaite poursuivre un travail plus profond sur notre pratique du maintien de l’ordre. Il s’articule autour de trois axes :
Nous devons en permanence expliquer les règles juridiques et les moyens employés par les forces pour prévenir les risques de débordement. Avant chaque évènement, en amont des manifestations, nous devons travailler avec les organisateurs pour mieux étudier le contexte, les enjeux et les risques. Lors des opérations de maintien de l’ordre, ce dialogue doit être maintenu avec les manifestants pacifiques et leurs représentants.
Dans le souci d’informer clairement les manifestants sur l’évolution de la posture des forces de l’ordre, j’ai donné instruction qu’une information plus claire soit dispensée à l’adresse des participants à la manifestation :
J’ai demandé aux services du ministère de réaliser avant la fin de l’année l’harmonisation des règles juridiques qui encadrent le maintien de l’ordre dans la police et dans la gendarmerie. Ces règles doivent gagner en précision et s’appliquer indistinctement aux deux forces, notamment en ce qui concerne l’usage des munitions.
La présence permanente d’une autorité civile spécialement déléguée par le préfet lors des opérations de maintien de l’ordre deviendra obligatoire. Elle permettra de réévaluer en temps réel le dispositif, mais aussi sa pertinence et son dimensionnement.
J’ai décidé par ailleurs que toutes les opérations de maintien de l’ordre à risque seront dorénavant intégralement filmées, dans le cadre juridique qui organise la prise de vues dans l’espace public. Il sera, si nécessaire, adapté.
Enfin, un groupe de travail commun à la police et à la gendarmerie est constitué sur les techniques de maintien de l’ordre et leur évolution envisageable. Il s’agira de travailler à l’amélioration constante de notre doctrine de maintien de l’ordre. Ce groupe partagera des retours d’expérience pour faire évoluer les pratiques, mais travaillera aussi à l’évaluation systématique des munitions utilisées. Il associera, en utilisant les ressources de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), des compétences en sciences sociales. Il étudiera enfin, avec le concours de la Délégation ministérielle aux industries de sécurité, la possibilité de recourir à chaque instant à des moyens techniques alternatifs.
Il s’agira d’améliorer en continu notre doctrine de maintien de l’ordre. Ce groupe partagera des retours d’expérience pour faire évoluer les pratiques et procèdera également à l’évaluation des munitions et techniques utilisées, en comparaison avec celles qu’emploient les grandes démocraties.
Dans ce souci constant qui est le mien, je souhaite que la représentation nationale soit informée en permanence des conditions du maintien de l’ordre en France et associée à son adaptation au contexte. Un rapport annuel sera notamment présenté, à mon initiative, aux présidents de la commission des lois et des commissions en charge de la sécurité des deux Chambres. Les travaux du groupe de travail que je viens d’évoquer sera, de la même manière, partagé avec les parlementaires.
Les organisations syndicales de la police nationale comme le conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale seront évidemment pleinement associées à la démarche de fond que j’engage dès maintenant.
Voilà, Mesdames et Messieurs, les mesures que je souhaitais vous annoncer aujourd’hui. Elles obéissent à l’impératif que je me suis donné après la tragédie de Sivens : un tel drame ne doit plus être possible.
Ces mesures s’inscrivent dans ma conception de la mission de l’Etat qui est de faire respecter le droit. Parce que je crois en l’Etat et en l’Etat de droit. Elles traduisent mon devoir de responsabilité et la volonté, qui a toujours été, profondément, la mienne, d’apaisement.
Je vous remercie et suis prêt, si vous le souhaitez, à répondre à quelques questions.