Tribune de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, sur le site Le Huffington Post du 15 juillet 2014.
La lutte contre le terrorisme justifie-t-elle que l'on porte atteinte aux libertés ?
Non, bien entendu. Du vote des "lois scélérates" restreignant la liberté de la presse, qui furent adoptées sous la IIIème République en réaction aux attentats anarchistes, jusqu'aux mesures d'exception prises à la suite du 11 septembre, l'histoire nous enseigne que les démocraties ont tout à perdre à transiger avec leurs valeurs au nom d'une illusoire efficacité répressive.
En effet, ce sont précisément ces valeurs - la liberté d'expression, le respect de la règle de droit, la tolérance - que le terrorisme cherche à détruire, parce qu'elles sont au fondement de la modernité politique qui lui fait horreur, et parce qu'elles garantissent la cohésion de nos sociétés démocratiques. Il faut donc nous montrer intransigeants dans la défense des libertés publiques, aussi bien que lucides et résolus dans la lutte contre le terrorisme.
La lucidité amène à constater que cette menace est aujourd'hui particulièrement forte, en raison de la présence grandissante parmi les combattants des groupes les plus radicaux, en Syrie et désormais en Irak, d'individus originaires des pays européens. La France est directement concernée par ce phénomène, comme l'a montré de façon dramatique l'arrestation à Marseille d'un jeune français de retour de Syrie, Mehdi Nemmouche, soupçonné d'avoir commis le 24 mai l'attentat meurtrier contre le musée juif de Bruxelles.
Il ne s'agit malheureusement pas d'un cas isolé. Il y a en effet désormais plus de 300 ressortissants français qui combattent en Syrie et près de 900 sont impliqués dans les filières djihadistes, en incluant les personnes en transit, celles qui sont de retour en France et les individus ayant manifesté des velléités de départ. La plupart d'entre eux sont entraînés dans un processus d'auto-radicalisation sur Internet, où de nombreux sites assurent une propagande basée sur des images barbares.
Le Gouvernement a donc présenté un projet de loi, annoncé dans le cadre d'un plan plus global pris dès le 23 avril, visant à prévenir, contenir et lutter contre le terrorisme djihadiste et ses filières, avant même la tuerie de Bruxelles. Il s'agit de prendre en compte l'évolution d'une menace d'une nature et d'une ampleur largement inédites. Pour être efficace, un tel dispositif doit faire l'objet d'un consensus républicain ; c'est pourquoi nous avons scrupuleusement veillé à ce que les mesures qu'il comporte soient entourées de toutes les garanties permettant d'assurer le respect des libertés publiques.
Trois dispositions nouvelles ont fait l'objet à ce titre de précautions particulières.
La première concerne la possibilité d'interdire la sortie du territoire à un individu majeur, lorsque des raisons sérieuses amènent à constater que son départ constitue une menace pour la sécurité du pays. Elle est au cœur du dispositif, puisqu'il s'agit de démanteler les filières de recrutement et d'empêcher les départs de jeunes Français vers le théâtre de cette guerre sanglante, où ils sont entraînés à commettre des atrocités avant de revenir, psychologiquement détruits, prêts à perpétrer des attentats sur le sol national. Il s'agit d'une restriction à la liberté d'aller et venir, même si les individus concernés pourront se déplacer sur le territoire national. Cette mesure ne pourra donc être prise qu'au vu d'éléments précis, solides et circonstanciés. Elle sera bien entendu susceptible de recours devant le juge administratif, qui pourra agir en référé, donc dans un délai extrêmement court. Contrairement à ce qui a pu être dit, les éléments sur la base desquels le juge prendra sa décision seront symétriquement communiqués à la personne mise en cause, qui pourra se faire assister d'un avocat. Enfin, la décision sera prise pour une durée limitée à six mois, renouvelable seulement si les conditions le justifient et au terme d'une procédure contradictoire. La même possibilité de recours sera ouverte lors d'un éventuel renouvellement. Tout au long de la procédure, les garanties seront donc aussi fortes que dans le cas d'un contrôle par le juge judiciaire.
La deuxième disposition réside dans le blocage par les fournisseurs d'accès ou le retrait par les hébergeurs, à la demande de l'administration, des sites internet faisant l'apologie du terrorisme. A ce jour, le nombre de ces sites est évalué à quelques centaines au total - à comparer aux quelque 800 000 sites nouveaux mis en ligne chaque jour. Cette mesure ne crée donc pas un délit d'opinion : elle vise, de façon limitative, les contenus diffusés par des individus ou groupes djihadistes faisant par ce biais la publicité de leurs exactions, proposant des moyens de rejoindre le théâtre des opérations ou fournissant les conseils "techniques" pour commettre un attentat. Si de telles manœuvres devaient avoir lieu sur la voie publique, elles seraient naturellement interdites et feraient aussitôt l'objet de mesures coercitives. Il n'est pas de raison de les tolérer davantage sur Internet.
Le concours des fournisseurs d'accès et des hébergeurs sera sollicité à cette fin, comme cela est déjà le cas dans le cadre des procédures visant à supprimer l'accès aux contenus pédopornographiques. Des discussions sont d'ores et déjà engagées avec nos partenaires européens et vont s'élargir aux entreprises américaines de l'internet. Mais là encore, des précautions sont prévues pour s'assurer qu'aucun excès ne puisse être commis au détriment de la liberté du réseau. Ainsi un magistrat, personnalité qualifiée indépendante, sera chargé de s'assurer que la liste des sites dont l'accès est bloqué est proportionnelle au but recherché. Il pourra intervenir en amont de la procédure, au moment du signalement du site concerné. Et cette procédure sera soumise, elle aussi, au contrôle de la juridiction administrative. Un contrôle parlementaire de son exécution pourra, si la représentation nationale le souhaite, compléter ces garanties. J'y suis pour ma part très favorable, comme je suis plus généralement disposé à ce que le débat parlementaire permette d'améliorer ce dispositif. Les défenseurs de la liberté d'expression, les entreprises de l'internet comme les internautes doivent savoir que l'intention du Gouvernement n'est en rien d'établir un régime de contrôle du réseau, mais seulement de compliquer la tâche de ceux qui l'utilisent à des fins criminelles. Toutes les suggestions, toutes manifestations de bonne volonté seront bienvenues pour améliorer l'efficacité du dispositif et le rendre plus protecteur.
Enfin, la création d'un délit d'entreprise individuelle terroriste constitue une troisième mesure nécessaire, elle aussi strictement encadrée. Elle répond à la nécessité, déjà soulignée par les juges antiterroristes, d'appréhender des individus qui préparent un attentat de façon isolée et qui, par définition, ne tombent pas sous le coup de l'association de malfaiteurs telle qu'elle existe dans notre code pénal. Comme dans le cadre existant de l'association de malfaiteurs, il s'agit de viser les actes préparatoires, sans naturellement attendre qu'un attentat soit commis par la personne mise en cause. Le gouvernement a donc voulu réserver cette hypothèse aux cas les plus graves : assassinat, destruction par explosif, empoisonnement massif, détournement de moyens de transport. Cette incrimination devra être caractérisée par le juge sur la base d'un solide ensemble de preuves matérielles. Le projet de loi prévoit en particulier que le suspect devra obligatoirement s'être procuré des substances dangereuses ou des armes.
Empêcher les départs, démanteler les filières, contrarier les processus d'auto-radicalisation, prévenir les attentats : personne ne peut de bonne foi contester la légitimité des buts que poursuit le Gouvernement, dans un contexte où les menaces terroristes sont d'une particulière gravité. Mais il nous faut également nous assurer que les moyens employés sont conformes aux valeurs de la République et propres à fonder un consensus.
Je n'ignore pas que certains redoutent que ces moyens renforcés soient le jour venu utilisés de façon abusive, que la notion de "terrorisme" soit interprétée demain de sorte à disqualifier des idées et des adversaires qui ne menacent pas vraiment la République. A cette inquiétude, il n'est qu'une seule vraie réponse, mais elle est solide : c'est la règle de droit. Le terrorisme se qualifie en France sous le contrôle du juge et à travers sa jurisprudence, qui condamnent des actes en raison de la violence qu'ils déclenchent ou préparent, et non des présupposés idéologiques de leurs auteurs. Sa définition ne relève pas de l'interprétation des gouvernants. C'est pourquoi le projet de loi que le Gouvernement prépare est entouré des précautions que j'ai rappelées, qui garantissent la justice autant que l'efficacité des mesures anti-terroristes.
Certes, ces mesures ne nous prémuniront jamais totalement contre les menées terroristes. Le "risque zéro" n'existe malheureusement pas, mais nous savons tous à quels dangers immédiats nous exposerait une irresponsable absence de précautions légitimes, proportionnées et contrôlées. La clandestinité, le refus de se soumettre à une décision administrative, la possibilité de diffuser leur message toxique sur d'autres sites que ceux qui auront été bloqués resteront des voies possibles aux prêcheurs de haine. Mais leur entreprise néfaste aura été compliquée. La justice et, sous son contrôle, les services de police, auront à leur disposition des moyens d'actions et d'investigations plus efficaces. Et nos libertés fondamentales, notre volonté de vivre harmonieusement ensemble n'en seront que mieux préservées.
"La République vit de liberté, elle pourrait mourir de répression", déclarait autrefois Clémenceau en défendant la loi sur la presse de 1881. Ce souci est encore au cœur du projet de loi que le Gouvernement présente.