Discours de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, Palais de l'UNESCO, le 27 janvier 2015.
- Seul le prononcé fait foi -
Madame la Directrice générale,
Madame la ministre, (Mme Henryka Moscicka-Dendys, sous-secrétaire d’Etat polonaise aux affaires étrangères),
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président du Mémorial de la Shoah,
Mesdames et Messieurs,
Il y a 70 ans aujourd’hui était libéré le complexe concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau, où furent assassinés plus d’un million de personnes, dont une immense majorité était de confession juive, déportées de tous les pays d’Europe occupés par l’Allemagne.
Ce 27 janvier 1945, ne demeuraient à Auschwitz que quelques milliers de malades abandonnés à leur sort, tous les prisonniers encore considérés comme valides ayant été évacués de force par les nazis dix jours plus tôt, au cours d’ effroyables marches de la mort, vers Buchenwald et Mauthausen.
Primo Levi, qui faisait partie des prisonniers malades demeurés sur place et qui avait miraculeusement échappé à une mort planifiée, a raconté dans La Trève, les premiers instants de cette libération, la rencontre avec quatre jeunes cavaliers de l’armée rouge : « quatre hommes armés, mais pas contre nous, quatre messagers de paix, aux visages rudes et puérils sous leur pesants casques de fourrure. »
En quelques pages bouleversantes, Primo Levi nous décrit la timidité et la gêne de ces libérateurs à la vue du spectacle de désolation inouïe qu’ils découvrent, et qui contraste si fort avec les scènes de liesse et de joie pure dont nous savons qu’elles accompagnèrent quelques mois plus tôt la Libération des villes de France. « Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas, écrit-il ; à leur pitié semblait s’ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait leurs regards à ce spectacle funèbre. »
« Pour nous aussi, poursuit-il au nom des survivants, l’heure de la liberté eut une résonance sérieuse et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d’un douloureux sentiment de pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait ; et de chagrin, car nous sentions que rien ne pouvait arriver d’assez bon et d’assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l’offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s’était produit et dans les récits que nous en ferions. Car … personne n’a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l’offense qui s’étend comme une épidémie. »
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Soixante-dix ans plus tard, nous sentons que la même résonance sérieuse et grave s’impose à nous en cette journée d’anniversaire. L’offense faite à la dignité de l’homme n’a pas pu, comme le savaient dès le premier jour de leur libération Primo Levi et ses compagnons de souffrance, être intégralement réparée, en dépit des châtiments qui furent infligés aux criminels et des lois solennelles qui furent établies par la communauté internationale afin de prescrire le retour de tels crimes.
Le sérieux et la gravité s’imposent à nous parce que nous devons d’abord rendre hommage à la mémoire des six millions de victimes de la Shoah, aux familles entières disparues ; aux rescapés qui n’ont pas pu, ni voulu, oublier – je sais qu’un certain nombre d’entre eux sont présents et je veux leur dire toute mon estime et mon admiration pour leur courage; à leurs descendants aussi, qui portent le poids d’une histoire funeste entre toutes. Parmi eux, nous ne l’oublions pas, se trouvaient 76 000 juifs de France, déportés avec le concours du Gouvernement de Vichy et, trop souvent, avec celui de l’administration française.
Les mêmes sentiments s’imposent à nous parce que nous savons que les hommes ont dû, à plusieurs reprises, au cours des décennies écoulées depuis 1945 prononcer à nouveau le mot de génocide – au Cambodge, au Rwanda – pour qualifier d’autres crimes commis contre l’humanité.
Mais le sérieux et la gravité s’imposent aussi ici, à Paris, de façon particulière quelques jours après que des Français et des Françaises sont morts assassinés, à nouveau, pour le seul fait d’être juifs.
Le 9 janvier, c’est bien l’épidémie dont parlait Primo Levi qui a sévi lorsqu’un assassin, qui avait froidement abattu la veille une policière municipale, est entré dans le magasin « Hypercacher» et y a fait quatre victimes parce qu’il supposait qu’elles étaient juives. La même épidémie et la même haine avaient dirigé les balles du tueur au Musée juif de Bruxelles, l’an passé. La même épidémie et la même haine avaient conduit Mohamed Merah en 2012, à Toulouse, à s’attaquer aux professeurs et aux élèves d’une école juive.
Toutefois l’épidémie ne s’arrête pas à ces crimes sanglants et exceptionnellement visibles. Elle se répand de façon plus diffuse, à travers les insultes et les menaces du quotidien ; et de façon violente dans l’agression de fidèles se rendant à l’office parce qu’ils portent la kippa, dans les slogans haineux criés lors des manifestations, lesquelles ont parfois charrié leurs torrents de boue jusqu’aux portes des synagogues. Pas moins de 851 faits antisémites ont ainsi été recensés en France en 2014, ce qui représente un doublement par rapport à l’année précédente. Et jamais ce chiffre n’a été sensiblement inférieur à 400 depuis douze ans.
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Face à cette épidémie le Gouvernement français a naturellement la responsabilité d’entraver les projets que peuvent ourdir sur son sol des assassins antisémites. Il a la responsabilité de garantir la sécurité de nos concitoyens de confession juive et d’assurer partout en France la protection des lieux de culte, des écoles confessionnelles et des centres communautaires. Comme l’a dit solennellement le Premier Ministre : « La France sans les Juifs ne serait plus la France. » C’est pourquoi nous avons mobilisé à cet effet depuis le 9 janvier des moyens exceptionnels afin d’assurer la sécurité de tous. C’est pourquoi nous sommes résolus à traquer les paroles de haine sur Internet et sur les réseaux sociaux et à faire en sorte qu’aucun acte antisémite ne demeure impuni. C’est pourquoi nous entendons veiller à ce que l’école demeure le lieu où s’acquièrent les principes de la République, en premier lieu la tolérance et la fraternité, mais aussi celui où s’enseigne l’histoire de la plus grande tragédie du XXème siècle, dans le souci de la pédagogie et de la vérité.
Pour répondre à ces exigences, le Président de la République et le Premier ministre ont décidé de faire de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme une grande cause nationale. Tous les moyens de l’Etat, mais aussi ceux des collectivités locales et des associations, devront être mobilisés à cette fin. Toutes les énergies, toutes les bonnes volontés, devront être mises à profit pour débarrasser notre pays de ce fléau et assurer à chaque citoyen la garantie de pouvoir mener une vie libre et fraternelle.
Mais le combat que nous devons livrer est plus vaste et il n’engage pas que la France, comme l’a montré la solidarité internationale qui s’est manifestée avec éclat dans les rues de Paris, dès le 11 janvier dernier. Près de soixante chefs d’Etats, chefs de Gouvernements et dirigeants des institutions internationales ont défilé ce jour-là à nos côté pour dire avec nous : « Je suis Charlie », « Je suis policier », « Je suis Juif ». Je voudrais les en remercier à travers vous et vous dire l’émotion que j’ai ressentie comme tant de mes compatriotes. Car je vois dans cette mobilisation exceptionnelle, comme dans les témoignages innombrables d’amitié qui ont été adressés à la France, depuis le monde entier, au cours de ces journées d’épreuves, un puissant motif d’espérer.
Comment donc ne pas rappeler ici, à l’UNESCO, la « conscience des Nations Unies », selon le beau mot de Léon Blum, que la lutte contre l’antisémitisme, comme contre toute forme de racisme et de discrimination, résulte de l’engagement solennel inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme ? L’acte constitutif de l’UNESCO lui-même dit avec justesse et simplicité l’idéal démocratique de dignité, d’égalité et de respect de la personne humaine. Face aux menaces mortelles que font peser sur nous l’exploitation de l’ignorance et des préjugés, il rappelle la nécessité de diffuser au contraire la culture et d’assurer à tous le plein et égal accès à l’éducation.
Comment ne pas voir aussi, hélas, que l’épidémie que nous devons combattre n’est pas cantonnée à la France, ni même au continent européen ? Qu’elle se répand dans la violence déchaînée contre les musulmans, contre les chrétiens et les yezidis persécutés eux aussi de façon aussi tragique que systématique dans certaines régions du monde ? Comment ne pas comprendre que la folie antisémite qui a produit Auschwitz est à la fois la matrice et l’étalon de toutes les formes de haine dirigées contre l’homme en raison de son origine, de sa couleur, de sa religion ou de ses croyances ? L’antisémitisme engendre ainsi une qualité particulière de violence et de mal face auquel aucun d’entre nous ne saurait raisonnablement se sentir à l’abri. Comme l’écrivait Franz Fanon, que le Président de la République a cité ce matin : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille. On parle de vous. »
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Soixante-dix ans après la libération des Camps, la tâche nous revient donc de faire en sorte que le sang versé devienne, selon le mot de Samuel Pisar, « le sang de l’espoir ». Cet espoir, nous devons le placer dans la capacité de la communauté internationale, que vous représentez, à proscrire la répétition de la tragédie. Mais il repose aussi, plus profondément, sur la volonté de chacun de nos gouvernements, et peut-être même de chacun d’entre nous, de lutter inlassablement, à son échelle et avec les moyens qui sont les siens, contre les forces toujours actives de l’intolérance et de la haine.
Je vous remercie.