L'été 1972, un équipage de la base hélicoptère de la Sécurité civile d'Annecy se met en péril pour sauver deux alpinistes anglais en perdition à 3 400 mètres d'altitude sur les hauteurs de Chamonix. Quarante ans après, Internet a réuni les protagonistes de ce sauvetage.
Le regard embué, Gilbert M. n'en finit plus de raconter cette matinée ensoleillée du 26 août 1972. Une grosse larme coule le long de sa joue et disparaît dans l'encolure de sa chemise. Quarante ans après, l'ancien mécanicien opérateur de bord de la base hélicoptère d'Annecy n'a rien oublié, et certainement pas le regard de ces deux étudiants anglais, prisonniers sur l'aiguille des Drus, l'une des parois les plus fameuses des Alpes. À ses côtés, son ancien partenaire de vol ne tient pas en place. Sans doute aussi ému, René R. fouille dans ses archives pour retrouver l'article d'époque du quotidien La Montagne. Grand seigneur, il laisse le soin à son mécanicien de raconter cette expédition hors norme pour sauver deux apprentis montagnards, deux Anglais dont l'un avait le pied rongé par la gangrène à la suite d'une chute de pierre. À 76 ans, le pilote le plus célèbre de la vallée de Chamonix reste cette fois dans l'ombre, et invite son fidèle mécanicien à revivre à haute voix une mission de haut vol, soigneusement rangée dans la mémoire collective des grands faits d'armes du secours en montagne.
Jusqu'à l'arrivée d'un courriel dans la boîte aux lettres virtuelle de la base hélicoptère de la Sécurité civile d'Annecy. Un long message en provenance d'Angleterre, rédigé par Nigel L., l'un des deux étudiants sauvés par René R. et Gilbert M..
Un vibrant hommage, quarante ans après, à ses deux anges gardiens français. "Grâce à vous, à votre courage, j'ai pu continuer à apprécier la montagne jusqu'à ce jour. J'ai fondé une merveilleuse famille et j'ai vécu une belle carrière d'ingénieur." Lui non plus n'a pas oublié cette matinée ensoleillée du 26 août 1972.
Cette ascension de l'aiguille des Drus et ce maudit pilier Bonatti, perché à 3 400 mètres d'altitude, audessus de la vallée de Chamonix. Et pour cause : cette paroi rocheuse des Alpes est l'une des plus belles. La plus convoitée. La pureté même. À des annéeslumière de son Angleterre natale, de Prestbury et de son église catholique du XIIIe siècle, à une heure de route de Liverpool.
À l'été 1972, Nigel L. et son copain rêvent de tutoyer les étoiles. Ils ont 19 ans, l'appétit des grands espaces. Une chute de pierre va brutalement interrompre une ascension pourtant bien engagée. Nigel L. a le pied écrasé. Impossible de redescendre. Isolés sur leur piton rocheux, les deux amis appellent à l'aide. Une fois prévenus, les secours s'organisent. L'hélicoptère de la Sécurité civile part en reconnaissance. Une fois, deux fois, trois fois. Les équipages survolent les deux alpinistes et arrivent tous à la même conclusion : le sauvetage du blessé est impossible par la voie des airs. Le câble de l'Alouette III est trop court pour accéder aux Anglais, situés à 80 mètres du sommet.
La paroi est trop abrupte. "Nous étions ridicules avec notre treuil de 25 mètres, lâche, Gilbert M., dans un éclat de rire. Après plusieurs reconnaissances, les gendarmes et la compagnie des guides de haute montagne ont décidé d'établir un téléphérique reliant les Anglais aux flammes de pierres, situées en face. À quelques dizaines de mètres." L'équipage de la Sécurité civile est alors mobilisé pour monter du matériel de secours aux guides déjà lancés à la recherche des deux alpinistes anglais. À bord de l'hélicoptère, Gilbert M. prend place à côté de René R., aux commandes de l'Alouette III. Ces deux-là font équipe depuis quelques mois seulement, mais ils ont acquis une solide expérience à l'armée.
"Nous avons réalisé plusieurs rotations. À la dernière, nous nous sommes approchés de la vire sur laquelle les Anglais avaient trouvé refuge. À 100 mètres d'eux, je suis passé à l'arrière de la machine et j'ai ouvert la porte latérale, raconte Gilbert M.. En liaison radio avec les guides postés dans la paroi en contrebas, René s'est assuré que ça ne “parpinait” pas trop. À cette époque de l'année, le dégel rend la roche friable et les chutes de pierres sont très fréquentes."
Rassuré par les guides, l'équipage de l'Alouette III s'approche à deux mètres des Anglais, en stationnaire. En face d'eux, les alpinistes n'en mènent pas large. Ils sont épuisés. L'hélicoptère est maintenant à 1 mètre d'eux. Il est 9 h 30 du matin et les pales de l'Alouette III frôlent désormais le pilier Bonatti. L'équipage de la Sécurité civile improvise alors un numéro passé depuis à la postérité. "Je me suis assuré auprès de René qu'il avait la puissance nécessaire pour tenir en stationnaire. C'était le cas. J'ai alors déroulé quelques mètres de câble à la main et je l'ai lancé au gars valide. Je lui ai ensuite envoyé une sangle marine, une bouée en liège souple que l'on utilise en mer. Le gars a alors sanglé son copain blessé, l'a brêlé, et l'a fait asseoir sur le bord de la vire, les pieds dans le vide."
Plus bas, des centaines de badauds suivent en direct ce sauvetage de l'impossible et les journalistes ne perdent pas une miette de ce numéro d'équilibriste. "René a pris de la hauteur tout doucement et j'ai continué à dérouler le câble à la main jusqu'au bout". L'hélicoptère est désormais à la verticale des deux Anglais. Un coup de rein plus tard, Nigel L. fait le balancier dans le vide, suspendu à l'alouette III de la Sécurité civile par vingt mètres de câble en acier. "En l'espace de cinq minutes, nous l'avions treuillé et redescendu sur la base des bois à Chamonix où l'attendait une ambulance." Quarante ans après ce sauvetage périlleux, Gilbert M. et René R. admettent qu'ils ont pris des risques pour sauver Nigel L. d'une mort probable. "Sans l'intervention de l'hélicoptère, il n'aurait pas survécu à la gangrène. Lorsque vous croisez le regard d'un homme en perdition, que vous pouvez presque toucher sa main, vous ne pouvez pas faire autrement, vous le sauvez."