Le ministère de l'Intérieur est en charge de l'entretien des frontières physiques de la France. Exemple aux frontières franco-allemande et franco-suisse, avec le délégué à l'abornement du Haut-Rhin, Philippe Soehnlen.
Sur un pont qui traverse le Rhin, entre l'Allemagne et la France, c'est au centimètre près que cela se joue. En effet, ce jour-là, Philippe Soehnlen, délégué à l'abornement pour le département du Haut-Rhin, et ses homologues allemands ont installé leur station GPS, déplié leurs cartes et comparé leurs relevés topographiques. Ils s'apprêtent, en suivant de précis calculs de coordonnées, à celer sur le parapet de la chaussée, à l'exact aplomb de la ligne théorique qui divise les eaux du fleuve en deux parties égales, une plaque d'aluminium barrée d'un trait, qui matérialise la frontière entre les deux pays. Sur cette plaque, de part et d'autre de la limite virtuelle, les initiales F et D des deux États, gravées dans le métal, se font face.
Ce travail de matérialisation de la ligne frontière, s'il peut paraître singulier, voire anecdotique, revêt néanmoins un caractère essentiel, les frontières étant constitutives de la nation. Suivant ce principe, les délégués à l'abornement, nommés dans tous les départements frontaliers, arpentent chaque année les 4 082 kilomètres de frontières terrestres françaises pour entretenir les repères qui marquent les limites du territoire national [La France est définie en droit international par ses limites territoriales telles qu'elles découlent des traités internationaux, notamment bilatéraux avec ses voisins : Italie, Belgique, Allemagne, Luxembourg, Suisse, Monaco, Andorre, Espagne pour la partie métropolitaine, Brésil et Surinam pour ses frontières avec la Guyane, et Pays-Bas pour l'île de Saint-Martin].
Dans le Haut-Rhin, Philippe Soehnlen a été nommé en 2010 par le préfet de département, délégué permanent titulaire à l'abornement et à l'entretien de la frontière pour le secteur 1 (frontière avec le canton de Bâle-Ville), le secteur 2 (frontière avec le canton de Bâle-Campagne) et le secteur 3 (frontière avec le canton de Soleure). Son périmètre couvre également une partie de la frontière franco-allemande, délimitée naturellement par le Rhin. Cette nomination ne doit rien au hasard : inspecteur départemental à la direction des finances publiques de Colmar, Philippe Soehnlen est responsable du pôle topographique et de gestion cadastrale.
C'est dire s'il en connaît un rayon sur les particularités géographiques de son département. "Ma fonction de délégué à l'abornement répond à l'accord passé en 1965 entre le Conseil fédéral helvétique et le Gouvernement français concernant l'abornement et l'entretien des frontières. Cette convention prévoit que l'abornement de la frontière doit être établi et maintenu de manière à ce que le tracé soit bien déterminé et puisse être repéré en tout temps et en toute étendue. Concrètement, il s'agit de dégager sur deux mètres chaque côté de la ligne qui forme la frontière. Néanmoins, aujourd'hui, le besoin de débroussailler a été largement réduit du fait des nouvelles techniques de mesurage et de l'entrée de la Suisse dans l'espace Schengen. Désormais, seul l'entourage immédiat des bornes doit être dégagé." Pas moins de soixante-dix bornes "remarquables" sont disséminées aux endroits stratégiques – généralement aux "brisures" qui marquent un changement d'angle de la ligne frontière –, sur le parcours qu'a en charge Philippe Soehnlen. "Certaines de ces bornes sont véritablement impressionnantes,
s'enthousiasme le délégué. Enterrées aux deux tiers, elles peuvent peser jusqu'à 400 kg ! Elles sont numérotées et souvent gravées, sur les deux faces opposées, aux armes du canton suisse qu'elles délimitent, et de fleurs de lys ou de l'aigle impérial côté français. Sur le dessus, un trait droit ou brisé, gravé dans la pierre, indique la ligne de frontière."
La restauration des bornes est un travail quasi artisanal, réservé aux tailleurs de pierre. Lorsqu'il faut renouveler ce matériel, les deux pays se partagent les rôles : la France fournit la pierre taillée et gravée aux indications nécessaires, tandis que la Suisse se charge, avec l'emploi des engins de levage qu'on imagine, de poser le monolithe.
À ce titre, et sans entrer dans des considérations historiques et diplomatiques mouvantes au gré des guerres et des accords internationaux, la détermination de ce point précis n'a pas toujours été simple car, pendant longtemps, les modes de calcul topographique différaient d'un pays à l'autre. "Aujourd'hui, les choses sont beaucoup plus faciles, se félicite le délégué à l'abornement. Les coordonnées suisses et françaises sont remplacées par des coordonnées européennes uniques. Un fichier des coordonnées de 2 930 points, extraites du système d'information géographique de Swisstopo – l'équivalent helvète de notre Institut géographique national (IGN) – nous a été transmis. La campagne de mensurations officielles, qui doit s'achever en 2016, est fondée sur ces nouvelles coordonnées."
Il n'empêche, il arrive encore que des querelles surgissent quand, dans des enclaves très rurales, comme le village de Neuwiller qui pénètre au milieu du territoire suisse, ou le village suisse de Rodersdorf encerclé par la France, il faut délimiter les terres des différents exploitants agricoles. "Sans compter que, dans ces configurations rurales, les bornes ne sont pas saillantes pour ne pas entraver le travail des engins agricoles !"
D'autres problèmes peuvent également surgir, notamment sur les points culminants enneigés où la glace, en mouvement constant, élit domicile une bonne partie de l'année. "C'est le cas du mont Dolent, dans le massif du Mont-Blanc, qui culmine à 3 820 mètres. Situé entre les Grandes Jorasses et l'aiguille d'Argentière, ce sommet constitue la triple frontière entre la France, la Suisse et l'Italie. Recouverte de glace, la ligne de crête, formant une “frontière naturelle dynamique”, est considérée comme la limite entre les trois pays." Cette détermination précise des frontières est importante, notamment lorsqu'il est question de crash aérien ou d'accident de personnes et qu'il faut activer des secours, faire jouer les assurances et déterminer des responsabilités. "Ce concept de frontière naturelle mobile s'applique également en matière de renaturation des cours d'eau, naturelle ou artificielle", précise le délégué à l'abornement.
Même si les frontières ne tiennent virtuellement qu'à un fil, on comprend que leur entretien n'est pas une mince affaire. C'est pourquoi le ministère de l'Intérieur, qui, historiquement et en raison de sa compétence régalienne en matière de circonscriptions administratives territoriales, est en charge de l'entretien des frontières physiques de la France, a mis en place avec chaque pays limitrophe des commissions mixtes d'abornement (CMA), chargées d'appliquer les conventions bilatérales conclues entre la France et ses voisins. Les CMA sont composées de représentants de la France (ministère de l'Intérieur, actuellement représenté par la délégation aux affaires internationales et européennes, qui conduit la délégation française [la DAIE organise les déplacements et gère le budget annuel alloué par le ministère], ministère des Affaires étrangères, ministère de l'Équipement, IGN, douanes) et de représentants du pays limitrophe. Les commissions mixtes d'abornement (annuelles ou bisannuelles) se tiennent alternativement en France et dans le pays frontalier. Leur objectif est la mise au point d'un plan de répartition des travaux à effectuer par les agents responsables, et la répartition équitable des dépenses occasionnées par ces travaux. Le ministère de l'Intérieur alloue environ 30 000 euros de crédits spécifiques dits "d'abornement et d'entretien de la frontière", ouverts chaque année sur son budget.