« Sans les gendarmes, il n’y aurait pas d’ambassade en Irak »

« Sans les gendarmes, il n’y aurait pas d’ambassade en Irak »
20 février 2017

Marc Barety, ambassadeur de France en Irak


Civique : Quelle est la situation actuelle en Irak ?

Marc Barety : C’est une situation de crises multiples. Une crise sécuritaire tout d’abord, avec la multiplication des attentats, qui existaient déjà avant la grande offensive de Daech contre Mossoul. Une crise politique ensuite, due aux conséquences de la chute du régime en 2003 et au partage du pouvoir entre personnalités de différentes communautés. La proximité de la crise syrienne, surtout depuis 2011, a un effet multiplicateur de la crise en Irak. Daech est devenu une organisation terroriste transfrontalière, l’Irak est directement affecté. Cette crise est aussi une crise de la gouvernance et de la corruption. S’y sont ajoutées une crise humanitaire, avec 3,3 millions de personnes réfugiées ou déplacées en Irak, et une crise sanitaire avec des épisodes de choléra, aujourd’hui maîtrisés. Une crise économique inattendue est également apparue avec la baisse du prix du pétrole, qui a directement touché l’Irak. Au moment où les dépenses du gouvernement irakien ont augmenté avec l’effort de guerre et l’accueil des réfugiés et des déplacés, cette crise a eu un impact extrêmement sévère pour le pays. C’est donc un mille -feuille de crises que nous observons.

Si on se place sur le plan militaire et sécuritaire et que l’on compare la situation actuelle avec celle de l’été 2014, il est évident que les choses s’améliorent. Une partie du terrain conquis par Daech a été repris par les forces armées irakiennes, les peshmergas et la mobilisation populaire. Daech a perdu entre 60 et 70 % du terrain qu’il occupait en Irak. Les terroristes ont également perdu leur capacité à organiser des attaques complexes dans Bagdad.
Si on compare les chiffres, nous partons de 1000 morts civils par mois à Bagdad en 2014, à moins de 300 morts aujourd’hui.

Civique : Comment se passe le quotidien des habitants de Bagdad ?

MB : La population de Bagdad est très courageuse. Elle est bien forcée de vivre, de faire face à ces conditions difficiles. Quand on sort, on voit la vie, les fêtes, les marchés. Il y a malheureusement une accoutumance à la violence quotidienne et cela se traduit par des stratégies diverses, notamment les nombreux départs d’Irakiens vers d’autres pays. Le grand danger pour l’Irak de demain est de voir le pays se vider de ses jeunes, des classes moyennes, de ses compétences, des gens qualifiés. Ces personnes qui peuvent saisir l’occasion de vivre une vie « normale » ailleurs n’hésitent plus aujourd’hui à partir. Certains néanmoins ont choisi de revenir en Irak, alors qu’ils étaient installés à l’étranger, pour aider leur pays à se relever. En Irak, le terrorisme touche tout le monde, et majoritairement es Arabes musulmans. Les minorités sont particulièrement prises pour cible : c’est notamment le cas des chrétiens d’Orient, des Yézidis ou des Sabéens. Les effectifs de ces minorités baissent inexorablement. Alors que l’on comptait 1,5 million de chrétiens d’Orient en Irak au début des années 2000, ils sont entre 400 et 500 000 aujourd’hui.

Civique : Comment faites-vous dans ces conditions pour assurer vos missions dans l’ensemble du pays ?

MB : Ce problème ne me concerne pas uniquement. Il se pose pour tous les membres de l’ambassade. Nous sommes donc protégés par le GIGN, les TEASS et les gendarmes mobiles. Le numéro deux du poste étant officier de sécurité, il supervise cette question. On s’entoure de précautions, avec des escortes composées de trois véhicules. On ne se rend jamais à un rendez-vous si les lieux n’ont pas été reconnus au préalable. On se renseigne pour connaître l’état de sécurité et de dangerosité de tel ou tel endroit. Nous préparons donc tous les déplacements bien en amont. Le rendez-vous impromptu du jour au lendemain, ça ne se fait pas en Irak. Pour se rendre dans des zones inconnues, les membres du GIGN doivent être informés plusieurs jours à l’avance pour se préparer : évaluation, repérages, organisation du déplacement... La coordination entre services est extrêmement importante à l’ambassade, car je ne suis pas le seul à devoir sortir sur le terrain, c’est aussi le cas des chefs de service. En gros, il ne peut y avoir plus de deux sorties en même temps. Il faut donc décider des priorités. Les déplacements prennent du temps, la circulation à Bagdad n’est pas fluide, il peut y avoir un barrage, une route détruite, des manifestations religieuses qui nous empêchent de circuler, des manifestations sociales...
La gestion des sorties est une réelle contrainte. On essaie donc le plus possible de faire venir nos interlocuteurs à l’ambassade.

Civique : Ces mesures de sécurité compliquent-elles votre travail d’ambassadeur ?

MB : Ce ne sont pas les mesures de sécurité pour me protéger qui compliquent mon travail, mais plutôt l’état de la sécurité dans le pays. L’ambassade de France à Bagdad fait exactement le même travail que les autres ambassades à travers le monde. Quand il faut se consacrer à la défense des intérêts français, on agit comme ailleurs en rencontrant les interlocuteurs les plus variés, en défendant notre communauté, en négociant... mais avec des contraintes supplémentaires. Certaines occasions de rencontres qui pourraient être intéressantes ailleurs sont évitées en Irak pour des considérations de sécurité. Ces contraintes nous obligent à être créatifs. Elles agissent comme un filtre et, en définitive, on ne fait plus que les choses intéressantes, valorisantes et utiles pour notre pays. L’Irak est un poste passionnant, le plus intéressant de ma carrière. La mission de diplomate c’est d’être présent partout dans le monde. La France est un acteur important sur la scène internationale. L’action de nos arméesest appréciée, y compris dans le domaine de la formation. Nos militaires vivent, déjeunent, dorment au même endroit que les Irakiens. Aucun autre pays ne le fait. C’est pourquoi nos militaires sont estimés et appréciés en Irak. Le rôle de la France, c’est ce rôle de modération, cette capacité à pouvoir parler à tout le monde, et à proposer des solutions sur la base de la légalité internationale. Pour cette raison, la mission d’ambassadeur en Irak est particulièrement fascinante, et, je l’espère, utile.

Civique : Quel regard portez-vous sur le travail réalisé par les gendarmes présents à Bagdad, et plus particulièrement ceux du GIGN ?

MB : Après deux ans à Bagdad, je suis très reconnaissant du travail remarquable des gendarmes. Ils sont extrêmement courageux, dévoués.

Ils vivent en plus dans des conditions difficiles, avec des missions de trois mois, logés dans l’ambassade dans des hébergements qui ne sont pas toujours adaptés, et toutes les contraintes qu’ils subissent. Je les vois comme des personnes extrêmement professionnelles, compétentes, animées par un très grand dévouement. Ils essaient sans cesse de faire au mieux pour faciliter la vie du personnel de l’ambassade, dans des conditions difficiles. S’il n’y avait pas ce détachement de sécurité, il n’y aurait pas d’ambassade. Nous mettons notre sécurité entre les mains du GIGN, des TEASS et des gendarmes mobiles. Ce sont eux les experts. À force de vivre ensemble, nous avons appris petit à petit à nous connaître. Je parle avec eux de leur manière de voir les choses en Irak. Nous organisons des moments de cohésion et de convivialité qui permettent à tous les agents du poste, gendarmes et non gendarmes, d’échanger. Ils jouent parfaitement le jeu, et nous essayons de notre côté de faire de même. Bien sûr, nous ne sommes pas toujours d’accord, mais en discutant franchement nous parvenons toujours à trouver une solution. Le GIGN, les TEASS et la gendarmerie ont donc un rôle crucial dans la vie de l’ambassade.

Civique : Qu’en est-il des Français en Irak ?

MB : Ils sont majoritairement présents dans le nord du pays, dans le Kurdistan d’Irak. Il y a 270 Français environ qui y travaillent dans des sociétés, comme le groupe Lafarge, l’un des plus gros investisseur français en Irak. Ailleurs, le nombre de Français est extrêmement restreint. Quand des Français viennent au long cours, nous les invitons systématiquement à venir s’enregistrer à l’ambassade. Pour ceux qui viennent pour des raisons professionnelles ou ponctuelles, qu’ils soient journalistes ou membres d’ONG, nous leur recommandons de s’enregistrer sur le fil d’Ariane, le dispositif du ministère des Affaires étrangères, accessible en ligne, qui permet de tracer nos concitoyens pour pouvoir les contacter en tant que de besoin. On sait ainsi que si on n’entend pas parler de tel ou tel de nos ressortissants pendant une durée plus ou moins longue, on peut vérifier très rapidement si ce silence est normal ou non. Tous les Français qui souhaitent venir en Irak doivent consulter la rubrique « conseils aux voyageurs » du site France Diplomatie.

La communauté française est diverse : on y compte également des Franco-Irakiens. Certains évoluent dans le milieu des affaires, l’humanitaire, le journalisme et, à cause de la nature de leur métier, sont appelés à se rendre dans des zones dites à risques. Nous organisons régulièrement des réunions de sécurité pour leur présenter notre vision de la situation sécuritaire dans le pays. Beaucoup sont là depuis très longtemps, possèdent une connaissance fine du pays, ont des capteurs différents des nôtres pour jauger la situation, et nous transmettent leur manière de voir les choses. Les échanges sont très utiles et évidemment, nous restons en permanence au plus près de la communauté française.