Intervention de M. Bernard Cazeneuve à l’occasion de la discussion sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme

15 septembre 2014

Seul le prononcé fait foi.

Assemblée nationale, 15 septembre 2014

Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les députés,


Le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, que le Gouvernement soumet aujourd’hui à votre examen, concerne un sujet d’une exceptionnelle gravité.

Cette gravité tient d’abord à la menace que constitue pour la sécurité publique la présence de nombreux citoyens français, ou d'étrangers résidant habituellement sur le territoire national, parmi les combattants enrôlés par les groupes terroristes en Syrie et, désormais, en Irak. De tous les chantiers de sécurité que j’ai eu à connaître depuis ma prise de fonction, aucun ne m’a paru aussi lourd de risques pour notre pays. Cette situation nous impose de prendre les mesures les plus rigoureuses pour assurer la sécurité de nos compatriotes. C’est l’objet de ce projet de loi.

Mais nous ne devons pas sous-estimer ce faisant la nature particulière du défi que nous adressent les terroristes. Le terrorisme n’a pas en effet pour seule ambition de frapper de manière aveugle et d’épouvanter les populations. Il veut s’attaquer également aux valeurs de la démocratie  – la liberté d’expression, le respect de la règle de droit.

C’est pourquoi, comme en témoigne des « lois scélérates » restreignant la liberté de la presse, qui furent adoptée sous la IIIème République en réaction aux attentats anarchistes, les démocraties ont tout à perdre à transiger avec leurs valeurs. Si « la République vit de liberté, elle pourrait mourir de répression », déclarait autrefois Clémenceau en défendant la loi sur la presse de 1881. Il faut donc nous montrer aussi intransigeants dans la défense des libertés publiques, que nous serons fermes et lucides dans notre lutte contre le terrorisme. Le projet loi qui est soumis à votre examen a été conçu dans le souci de cette double exigence.

Combattre le terrorisme, c’est défendre nos libertés. Nous n’avons pas à remonter très loin dans le passé pour mesurer les effets dévastateurs que peut produire une campagne d’attentats sur notre sol. Qu’advient-il à la liberté d’aller et venir lorsque chacun redoute de se rendre dans une gare ou un grand magasin, renonce à prendre le métro ou le RER ? Qu’en est-il de la liberté de la presse lorsque les journalistes eux-mêmes sont pris pour cible et que leur exécution fait l’objet d’une mise en scène obscène ? A entendre certaines déclarations, il me semble parfois qu’il y a en effet comme une funeste erreur à présenter comme liberticide, au nom de la défense des libertés publiques, la volonté de la démocratie de se protéger des terroristes qui s’acharnent à porter atteinte à ces libertés mêmes.

Je conclurai ce propos liminaire en soulignant qu’il n’est peut-être pas d’autre domaine de l’action publique pour lequel la recherche d’un consensus républicain soit plus nécessaire. Ce consensus renforce notre capacité à lutter contre l’action des groupes terroristes. C’est pourquoi je veux saluer le travail de la commission des lois, de son président et de son rapporteur, qui permet au Gouvernement de vous présenter aujourd’hui un texte enrichi, plus précis et de nature à susciter l’adhésion d’une vaste majorité des membres de cette Assemblée.

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Mais avant de vous présenter le détail des dispositions que nous vous proposons d’adopter afin de lutter de façon plus efficace contre le terrorisme, il est nécessaire que je vous décrive l’étendue et les caractéristiques de cette menace.

Le phénomène auquel nous sommes confrontés n’est pas entièrement nouveau. Au cours des décennies passées, la guerre d’Afghanistan, le conflit en Bosnie, la guerre civile en Algérie, ont suscité des appels à la guerre sainte et ont produit leurs lots de combattants aguerris, prêts à porter en retour la violence terroriste au sein des sociétés dont ils étaient originaires. Je mentionnerai ainsi pour mémoire le « Gang de Roubaix » actif au milieu des années 1990, situé aux frontières du grand banditisme et du terrorisme islamiste, dont plusieurs membres s’étaient formés en Bosnie avec les brigades internationales de moudjahidin.

Mais ce à quoi nous assistons avec la guerre civile en Syrie, puis en Irak, c’est à une mutation rapide du terrorisme.  Encore récemment, le terrorisme était « réservé » à une poignée d’individus faisant le choix de la clandestinité, au sein de groupes structurés, difficiles d’accès. Aujourd’hui le terrorisme est devenu en «accès libre».  La stratégie suivie par les organisations terroristes, dont la revue quasi-officielle « Inspire » offre un exemple saisissant, vise à rendre la terreur accessible au plus grand nombre. Il s’agit bien de pousser à son paroxysme morbide le mot visionnaire d’Andy Warhol : « à l’avenir, chacun aura son quart d’heure de célébrité », mais cette célébrité s’épanouira dans l’avènement de sa propre mort et de celle des autres.  Tout à chacun peut désormais, sans quitter son domicile, consulter ad nauseam des sites faisant l’apologie du meurtre de masse, du martyr, de l’attentat-suicide, s’autoradicaliser, puis se décider pour un aller simple vers les terres de jihad, le cas échéant en famille. Tout à chacun peut, avec une facilité déconcertante, acquérir un savoir-faire minimal pour commettre un attentat terroriste « de proximité ». La mutation qui s’opère consiste, pour ces organisations criminelles, à tirer parti des nouvelles technologies de l’information, pour inoculer massivement le virus du terrorisme dans les esprits, et pour tromper certains de nos concitoyens – bien souvent les plus jeunes, les plus faibles – , en leur laissant croire qu’ils sont devenus les ennemis de leur propre pays.

Je voudrais citer à cet égard le témoignage de Meriam Rhaiem, revenue le 3 septembre de Turquie avec sa fille de 28 mois, Assia, que son père avait enlevée onze mois plus tôt pour rejoindre la Syrie où il était parti combattre avec un groupe djihadiste. Evoquant le processus de radicalisation qui a conduit son mari à de telles extrémités, elle a déclaré : « Tout s’est fait sur Internet. Il passait ses journées à regarder des vidéos du groupe Front Al-Nosra, à s’isoler, à être en rupture et à ne côtoyer que des gens qui lui ressemblent. » Dans d’autres cas, comme pour Medhi Nemmouche, accusé d’avoir commis le 24 mai l’attentat meurtrier contre le musée juif de Bruxelles, la radicalisation est intervenue à l’occasion d’un séjour en prison. Dans tous les cas, la banalité apparente du processus d’enrôlement contraste avec l’extrême brutalité de ses conséquences.

Il me faut donc à présent le réaffirmer solennellement : le destin de la jeunesse de France ne passe ni par le meurtre, ni pas le martyr, ni ici, ni ailleurs. A ceux et à celles qui songent au départ, que ce soit du fait d’une attirance morbide pour la violence, par désespérance, au nom d’un idéal religieux dévoyé, ou même par romantisme et par compassion pour les victimes du régime de Assad, je veux dire qu’ils commettent une erreur, et une faute. Parce que leurs douleurs, leurs frustrations ou leur quête de sens ne trouveront aucune réponse, aucun exutoire, dans l’anéantissement des plus faibles qu’eux. Parce que leur patrie, quelles que soient leurs origines, c’est la France.

A celles et ceux qui songent à partir, je le redis : le terrorisme n’est pas seulement un crime, c’est aussi un faux-semblant et un leurre, et c’est surtout une impasse, politique et morale.

La manifestation la plus visible de cette mutation c’est malheureusement le nombre élevé de citoyens français, ou d'étrangers résidant sur le territoire national, parmi les combattants enrôlés par les groupes djihadistes les plus radicaux. C’est la présence parmi eux de nombreux Français très jeunes, parfois mineurs, et également de plus en plus de jeunes Françaises.

Le nombre des jeunes Français radicalisés combattant sur le théâtre d’opérations syrien n’a cessé de croître. Les effectifs combattants sont ainsi passés depuis le 1er janvier dernier de 224 à 350, comprenant au moins 63 femmes et  6 mineurs. Et le nombre des individus plus généralement impliqués dans les filières djihadistes, en incluant les personnes en transit, celles qui ont quitté la Syrie et les individus ayant manifesté des velléités de départ, est passé de 555 à 932 au cours de la même période, soit une augmentation de + 74 %. L’étude des filières djihadistes au départ de la France, composées pour les deux tiers de ressortissants français, montre qu’il s’agit d’une population jeune et hétérogène, majoritairement issue de familles immigrées, mais comportant également une part importante de convertis (20 %). Près de la moitié des individus recensés étaient inconnus des services spécialisés avant leur signalement.

A l’évidence, cette situation soulève des problèmes humains et de sécurité d’une extrême gravité. D’abord, nous ne pouvons pas être indifférents au sort de centaines de jeunes Français qui exposent leurs vies pour un combat douteux, sur une terre étrangère où ils risquent d’être entraînés à commettre des crimes ; nous devons également songer à la détresse et à l’inquiétude de leurs familles. 36 d’entre eux sont déjà morts sur place.

Ensuite, nous devons tout faire pour contenir la menace potentielle que représente le retour en France de combattants formés en Syrie au maniement des armes et des explosifs, ayant souvent commis les pires atrocités criminelles, endoctrinés par des discours de haine envers l’Occident laïc et souvent  déshumanisés  par l’expérience quotidienne de la violence. Certains, nous le constatons déjà, auront fui de leur propre initiative la Syrie et chercherons sans doute à oublier cette terrible épreuve. Mais nous ne pouvons courir le risque d’en laisser d’autres tenter de reproduire sur le sol français, au nom du djihad,  la violence barbare qu’ils auront connue en Syrie ou, désormais, en Irak. Or, parmi les 185 individus identifiés et ayant quitté le théâtre des opérations, 118 se trouvent aujourd’hui de retour en France.

Au demeurant, il faut relever que cette situation n’est pas propre à la France. Au mois de mai dernier, on estimait que 8500 volontaires, dont environ 2000 européens, avaient rejoint les rangs de l’insurrection syrienne, représentant 10 % des effectifs des groupes radicaux. Les principaux contingents provenaient du monde arabe, mais également de plusieurs pays européens: le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique et l’Espagne… Le Canada, l’Australie, les États-Unis sont également concernés, comme j’ai eu l’occasion d’en faire le constat lors de mes derniers entretiens avec les autorités de ces pays.

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Comme vous le savez,  le Gouvernement a réagi avec vigilance et fermeté face à ces menaces.

Au plan interne, nous avons mis en place dès le 27 avril dernier un plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. Les mesures du plan ne nécessitant pas de modification de l’état du droit ont été prises immédiatement. C’est ainsi qu’un numéro vert a été mis en place pour permettre aux familles de signaler les risques de départ pour la Syrie et de bénéficier d’un soutien mis en œuvre à l’initiative des préfets, avec les magistrats du parquet mais également les élus locaux et les opérateurs sociaux. Ce dispositif a suscité pas moins de 234 signalements. Par ailleurs, la justice a ouvert 71 procédures relatives aux filières syriennes depuis le 1er janvier, et les forces de sécurité ont procédé à plus de 110 interpellations. Pas moins de 74 individus ont été mis en examen par les magistrats du pôle anti-terroriste du TGI de Paris.

Parallèlement, dans le cadre de l’Union européenne, une série de mesures concrètes a déjà été élaborée au cours d'une réunion de travail tenue le 7 juillet, à l’initiative de la France et de la Belgique, entre les ministres de l'Intérieur de neuf pays. Ces mesures concernent notamment le recours accru au Système d’information Schengen (SIS) afin de signaler les combattants étrangers, le renforcement des contrôles effectuées aux frontières de l’Union européenne et l’élaboration d’outils communs de communication, financés par la Commission,  visant à contrecarrer la propagande djihadiste auprès de ses publics cibles. Elles seront bientôt présentées à l’ensemble des pays membres des Accords de Schengen.

Mais cette coopération produit déjà ses effets. C’est ainsi que ce matin même en Belgique, à Liège, une jeune française âgée de 14 ans, dont les parents avaient signalé la disparition le 18 juillet et qui avait manifesté à plusieurs reprises son intention de se rendre en Syrie, a pu être retrouvée grâce à un signalement d’Interpol.

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Afin de prévenir les départs pour la Syrie et l’Irak, nous avons enfin jugé indispensable de renforcer notre législation, en entravant l’action et la propagande des filières terroristes et en contrariant les projets de ceux qui sont tentés de les rejoindre.  C’est l’objet de ce projet de loi, qui s’inscrit dans une tradition juridique française de lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’Etat de droit.

Comme vous le savez, ce dispositif s’articule aujourd’hui autour du délit d'association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, pierre angulaire de notre droit anti-terroriste. Pour caractériser l'association de malfaiteurs terroriste,  il est nécessaire en effet d'établir l'existence d'une entente entre plusieurs individus, de mettre en évidence leur intention terroriste, matérialisée par un ou plusieurs faits matériels, et ce avant la commission d'un crime, et indépendamment de la survenance de celui-ci. Il s’agit donc d’une infraction obstacle, qui s’est révélée extrêmement efficace pour prévenir la commission d’attentats.

Au-delà du droit pénal de fond, c’est la spécificité de la procédure qui a fait l’efficacité de la lutte anti-terroriste : depuis 1986, les poursuites, l'instruction, le jugement, et même l'application des peines sont centralisées – et donc coordonnées - au sein du pôle anti-terroriste du Tribunal de grande instance de Paris, qui bénéficie d’une compétence concurrente à celle des juridictions locales. Toujours en termes de procédure, les moyens spéciaux de la criminalité organisée sont applicables : prolongation de la garde à vue, autorisation des interceptions de sécurité ou de la géolocalisation et, dans certains cas des perquisitions nocturnes. De même, l’infiltration, la sonorisation, l’introduction de nouvelles techniques informatiques, ont été progressivement prévus par le législateur.

Ces mesures, dont certaines peuvent paraître intrusives, font d’ores et déjà partie intégrante du droit positif, sans que l’on s’en offusque, tout simplement car elles sont, pour reprendre l’expression du conseil constitutionnel dans sa décision du 22 mars 2012, « justifiés par un motif d'intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif », et parce qu’elles demeurent soumises à un contrôle étroit du juge ou de l’autorité de contrôle.
 
Les principales mesures du texte qui est soumis à votre examen respectent cet équilibre fondamental tout en nous permettant d’adapter notre dispositif à l’évolution de la menace terroriste et à ses nouveaux vecteurs.

1/ L’interdiction de sortie du territoire, prévue à l’article premier de la loi, permettra aux autorités de s’opposer au départ de nos ressortissants hors de France, dès lors qu’il existe des raisons sérieuses de croire que leur déplacement a une finalité terroriste, ou que leur retour porterait atteinte à la sécurité publique.

Il s’agit là d’une mesure importante, qui vient combler une lacune de notre dispositif de lutte contre le terrorisme, puisque cette capacité d’empêcher le départ d’un individu majeur n’existait jusqu’à présent que dans le cadre d’une procédure judiciaire. Ce type de disposition existe en revanche déjà au Royaume-Uni et en Allemagne.

Le fait de quitter le territoire ou de tenter de le quitter en violation d’une décision d’interdiction d’en sortir sera puni d’une peine de 3 ans d’emprisonnement et de 45.000 € d’amende. Pour rendre cette mesure pleinement effective, la Commission des Lois a souhaité que la personne concernée se voit retirer non seulement son passeport, comme le prévoyait le texte du Gouvernement, mais également sa carte nationale d’identité, contre récépissé.

Mobilisé par une opération de sécurité civile dans l’Aube, j’avais dû quitter la Commission  lors de l’examen des amendements au mois de juillet, mais je veux vous dire que le gouvernement se serait prononcé en faveur de cet amendement qui présente des garanties d’effectivité de la mesure. Je sais que certains parmi vous peuvent s’interroger, non pas sur l’opportunité de cette mesure, mais sur ses effets. Je veux remercier Marie-Françoise BECHTEL qui a souhaité conférer au récépissé reçu par la personne frappée d’Interdiction de sortie du territoire, tous les effets matériels de la carte d’identité. Les débats parlementaires pourront permettre de préciser, si besoin est, ces garanties, le gouvernement y est disposé.

2/ La prévention du terrorisme dépend également de notre capacité à empêcher la diffusion de messages sur Internet appelant au terrorisme ou le glorifiant. En effet les enquêtes montrent qu’une grande partie des projets de départ pour la Syrie résulte de processus d’auto-radicalisation nourris par la fréquentation de sites sur internet.

Le blocage administratif des sites internet est donc prévu à l’article 9 de la loi et complètera les dispositions de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Elle donnera la possibilité, pour l’autorité administrative, de demander aux éditeurs et hébergeurs, lorsqu’ils sont identifiés, de procéder au retrait des contenus provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et, à défaut, aux fournisseurs d’accès à internet de bloquer l’accès aux sites, à l’instar de ce que le législateur a déjà prévu pour les sites pédopornographiques. Ce blocage – que nous voulons ciblé et limité au strict nécessaire  -  s’effectuera sous le contrôle d’une personnalité qualifiée, et sera soumis à la juridiction administrative.

De manière logique, les fournisseurs d’accès seront également astreints à l’obligation de surveillance limitée prévue par la loi du 21 juin 2004, au même titre que pour les appels à la haine raciale, la glorification des crimes contre l’humanité ou la promotion de la pédopornographie. Il s’agit de perturber le fonctionnement des sites de propagande, mais également des forums où se nouent les contacts, et où s’échangent des conseils.

Dans la même perspective, l’apologie et la provocation au terrorisme ne relèveront donc plus du délit d’opinion, et donc de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais du droit commun, et certaines des techniques spéciales d’enquête applicables au terrorisme leur seront applicables, comme l’infiltration ou les interceptions de communication, sous le contrôle de l’autorité judiciaire.  Il s’agit de tirer les conséquences de la stratégie mise en place par les groupes terroristes qui, comme DAECH, ont intégré la propagande sur Internet à leur stratégie afin de s’en servir comme d’une arme, comme l’a montré de façon dramatique l’exemple sinistre des décapitations de James Foley,Steven Sotloff et David Haines. Il s’agit également de respecter l’esprit et le texte de la loi de 1881, en évitant que lui soit appliquée les rigueurs du code de procédure pénale. En revanche, contrairement à ce qui a pu être avancé à tort, les dispositions assurant spécifiquement la protection de la liberté de la presse et des sources des journalistes ne sont pas affectées. Et le champ des incriminations d'apologie et de provocation au terrorisme n'est pas modifié : ces dispositions ne peuvent donc conduire à ce que des journalistes soient demain poursuivis au seul motif d'avoir partagé des vidéos ou fait état de propos de groupes terroristes. Il est particulièrement malhonnête de laisser à penser que tel serait l’objet de ce projet de loi.

3/ L’expérience montre que le cas des individus auto-radicalisés, agissant seuls à leur retour de Syrie ou préparant un attentat en s’aidant d’informations disponibles sur internet, doit également être pris en considération dans le cadre de la répression du terrorisme. C’est pourquoi est créé à l’article 5 de la loi le délit d’entreprise individuelle terroriste, puni de 10 ans d’emprisonnement et 150.000 euros d’amende. Par cette nouvelle incrimination, dont la création est demandée par des magistrats antiterroristes tels que le juge Trévidic, il s’agit en effet de nous donner les outils juridiques nécessaires à l’appréhension, avant le passage à l’acte, d’une personne isolée résolue à commettre un crime de terrorisme, dès lors qu’elle est détectée.

4/ Nous nous attachons également à renforcer les moyens de l’enquête judiciaire, en permettant les « cyber-patrouilles » pour l’ensemble des délits relevant du terrorisme et de la criminalité organisée, en facilitant le recours aux techniques de décryptage informatique et aux perquisitions à distance des bases de données. Le projet de loi permettra l’application de certains moyens spéciaux d’enquête aux intrusions dans les systèmes informatiques d’importance stratégique, et améliorera les performances de certaines techniques existantes.

Ce projet de loi vise donc à nous permettre de réduire le risque d’attentat terroriste sur notre territoire, dans le contexte nouveau que j’évoquais en introduction, en renforçant nos moyens d’enquête, en nous dotant d’instruments plus efficaces de lutte contre la propagande sur internet et en améliorant notre capacité à empêcher les départs.

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En 2006 Pierre Mazeaud rappelait que dans la lutte contre le terrorisme, depuis 1986, « les législateurs successifs se sont attachés à respecter cette ligne de conduite, qui maintient la lutte contre le terrorisme dans le cadre de l'état de droit et de la démocratie ».

Il s’agit comme je l’ai dit d’un point crucial. Avant de conclure, je voudrais donc insister sur les précautions que le Gouvernement a prises, avec le concours de la Commission des Lois, pour faire en sorte que ce texte demeure pleinement protecteur des libertés publiques fondamentales, telles que la liberté d’expression et la liberté d’aller et venir.

Cette mise au point me semble d’autant plus nécessaire que ce projet a pu donner lieu dans la presse à une présentation polémique reposant parfois, hélas, sur des contre-vérités.

Permettez-moi de vous en donner quelques exemples.

L’interdiction de sortie du territoire constitue naturellement une restriction à la liberté d’aller et venir, même si les individus qui y seront soumis demeureront libres de se déplacer sur tout le territoire national. Cette mesure est donc entourée de garanties. Elle ne pourra être prise qu’au vu d’éléments précis, solides et circonstanciés. Elle pourra bien entendu faire l’objet d’un recours devant le juge administratif, auquel la Constitution donne compétence en la matière, lequel pourra agir en référé, donc dans un délai extrêmement court.

J’ai lu aujourd’hui avec consternation dans un quotidien habituellement considéré comme sérieux que l’avocat dont pourra se faire assister la personne mise en cause ignorera tout du contenu du dossier de son client.

C’est faux.

Comme cela est déjà admis aujourd’hui dans le cadre de procédures d’expulsion, le dossier pourra comprendre des « notes blanches » réalisées à partir du travail des services de renseignement. Le contrôle juridictionnel s’attachera aux seuls éléments figurant dans ce dossier, déclassifiés, et qui seront soumis au contradictoire. L’administration ne pourra se prévaloir devant le juge d’éléments classifiés qu’elle garderait par devers elle.
 
Il ne saurait donc être question d’un « avocat alibi » - sauf à soutenir que l’assistance d’un avocat est toujours inutile devant une administration accusée d’être arbitraire par nature.
 
Enfin, la décision sera prise pour une durée limitée à six mois, renouvelable seulement si les conditions le justifient et, lors de l’éventuel renouvellement, au terme d’une procédure contradictoire. La même possibilité de recours sera ouverte lors du renouvellement. Tout au long de la procédure, les garanties seront donc aussi fortes que dans le cas d'un contrôle par le juge judiciaire.

J’ai lu ensuite ici où là que le blocage administratif des sites constituait  une atteinte à la liberté d’expression.

C’est faux.

Cette mesure ne crée pas un délit d’opinion, mais vise de façon limitative les contenus diffusés par des individus ou groupes terroristes faisant par ce biais la publicité de leurs exactions – comme vous le savez, des images d’exécution et de crucifixions circulent sur le réseau-, ou proposant des moyens de rejoindre le théâtre des opérations et fournissant les conseils « techniques » pour commettre un attentat. Si de telles manœuvres devaient avoir lieu sur la voie publique, elles seraient naturellement interdites et feraient aussitôt l’objet de mesures coercitives. Il n’est pas de raison de les tolérer davantage sur Internet. Avons-nous l’obligation de nous lier les mains, de faire le jeu de criminels qui depuis longtemps ont perçu nos faiblesses ?  Devons-nous, comme certains le préconisent, nous résigner à attendre qu’une hypothétique auto-régulation des réseaux, nouvelle « main invisible » des tenants de l’impuissance volontaire, fasse son œuvre ? Je ne le crois pas. Il est d’ailleurs étrange que, sous couvert de défense des libertés individuelles, d’aucuns préfèrent s’en remettre au marché, aux mains d’opérateurs privés dont les capacités technologiques sont illimitées, plutôt qu’à la sphère publique, et à ses procédures de contrôle démocratiques et légitimes. Je les appelle, ceux-là, à ne pas se tromper de combat, à ne pas être en retard d’une guerre.

Là encore cependant, des précautions sont prévues pour s’assurer qu’aucun excès ne puisse être commis au détriment de la liberté du réseau. Le dispositif – que nous voulons ciblé et limité au strict nécessaire  -  a été précisé par votre commission des lois. Le blocage interviendra au terme d'une procédure au cours de laquelle il aura été demandé aux éditeurs et hébergeurs, lorsqu’ils sont identifiés, de procéder au retrait des contenus provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. Il présentera donc un caractère subsidiaire. Il s’effectuera, en outre, sous le contrôle d’une personnalité qualifiée indépendante, afin de prévenir tout abus, tout « surblocage ». Les mesures de blocage pourront, en tout état de cause, être déférées à la censure du juge administratif, qui pourra statuer en quelques heures dans le cadre de la procédure de référé.  Le texte soumis à votre assemblée permet ainsi de  nous doter d'un outil supplémentaire de lutte contre la propagande terroriste en ligne tout en l'encadrant de garanties renforcées, ces garanties nouvelles ayant d'ailleurs également vocation à s'appliquer au dispositif existant de lutte contre les sites pédopornographiques.

J’ai lu encore que la création d’un délit d’entreprise individuelle terroriste était attentatoire aux libertés publiques, au motif qu’elle viserait une intention hypothétique.

C’est un procès d’intention.

Rappelons que cette incrimination existe depuis plusieurs années en droit britannique et en droit allemand, pays soumis, comme la France, aux standards internationaux les plus exigeants en termes de respect des droits de l’Homme. A l’évidence, les forces de sécurité ne vont pas attendre en effet qu’un attentat soit commis par la personne mise en cause pour l’appréhender. Toutefois cette incrimination devra être caractérisée par le juge sur la base d’un solide ensemble de preuves matérielles, propre à démontrer l’intention résolue de son auteur de  commettre une action terroriste d’une particulière gravité. Le projet de loi prévoit en particulier que le suspect devra obligatoirement s’être procuré des substances dangereuses ou des armes. Il s'agit donc pas, contrairement à ce que j'ai pu lire ou entendre, de se focaliser sur une appartenance religieuse, une origine, ou de simples paroles.

J’ai lu enfin que les articles 10 à 15 du projet ne concerneraient pas le terrorisme et ne viseraient qu’à renforcer notre arsenal répressif.
 
C’est faux.
 
Ces articles, qui ont notamment pour objet de renforcer les possibilités d’investigation dans l’environnement numérique et la répression des atteintes aux systèmes de traitement automatisé des données visent, au contraire, à répondre à l’évolution des modes d’action des terroristes. Ces mesures n’amoindrissent pas le contrôle de l’autorité judiciaire (parquet ou juge d’instruction selon les cas), sur les enquêtes.
 
L’article 15, qui prolonge de la durée autorisée de conservation des enregistrements réalisés dans le cadre d’interceptions de sécurité, n’amoindrit pas le contrôle exercé sur ces procédures par la CNCIS.

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Je voudrais enfin souligner deux points avant de vous donner la parole.

Cette Loi est aujourd’hui nécessaire à la sécurité de notre pays. Certes, il n’existe pas de «risque zéro » en matière de lutte contre le terrorisme. Même ces nouvelles mesures sont susceptibles d’être contournées. Mais l’entreprise criminelle des terroristes ou de ceux qui veulent les rejoindre aura été entravée, compliquée. Des internautes, souvent jeunes, auront échappé à leur action de propagande et de glorification. La justice et, sous son contrôle, les services de police auront à leur disposition des moyens d’action et d’investigation plus efficaces, plus protecteurs.

En second lieu, cette Loi, pour être efficace, doit susciter un large consensus et donc respecter les valeurs de la République. Celles-ci sont les armes les plus fortes dont nous disposions dans notre lutte contre le terrorisme, comme contre toutes les formes de violence et de haine. A cet effet, j’ai la conviction qu’il y a un devoir d’information de l’exécutif vers les représentants de l’intérêt général par-delà les clivages politiques partisans. Bien sûr je me tiens à la disposition de la Commission des Lois des deux Assemblées, mais je souhaite également réunir les Présidents de groupes parlementaires à intervalles réguliers pour échanger avec eux sur la menace terroriste qui existe dans notre pays, et je débuterai ces rencontres dès l’adoption de ce projet de loi. Laissez-moi vous rappeler à ce sujet les propos qu’avait tenus Lionel Jospin devant l’Assemblée nationale il y a treize ans, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Ils me semblent avoir conservé toute leur pertinence et toute leur actualité : « Certains ont parlé de « conflit de civilisation », déclarait-il ce jour-là, parce que les terroristes croient pouvoir invoquer l’islam, ou plutôt leur propre vision dévoyée de l’islam, pour justifier l’injustifiable et s’assurer des complicités et des complaisances. Nous ne tomberons pas dans leur piège en laissant s’accréditer des amalgames aussi dangereux qu’infondés. En dehors de ceux qui ont participé ou prêté la main au terrorisme, … nul ne saurait être stigmatisé. La lutte contre le terrorisme doit non pas diviser mais unir les nations, les peuples, les religions : c’est la condition de son succès. »
 
Je vous remercie pour votre attention et me tiens naturellement prêt à répondre à toutes les questions que vous voudrez bien me poser./.